« Papa, je veux sortir d’ici »

La semaine avait été infernale. La nuit avait été agitée. Alain Champagne avait réussi à dormir quelques heures. Sa femme Joanne, elle, avait à peine dormi.

Alain Champagne s’est réveillé, incapable de se rendormir.

Il s’est levé à 7 h, est allé vérifier si sa fille dormait encore.

Il est revenu au lit, a saisi sa tablette, a ouvert La Presse, qu’il a commencé à lire.

C’était le dimanche 11 septembre.

Quelqu’un a cogné à la porte du condo.

***

La semaine avait été infernale. Alain et Joanne ont deux enfants adultes, Mathieu et Amélie.

À 15 ans, Amélie a commencé à souffrir de symptômes bizarres. Problèmes de vision, problèmes d’équilibre, souffrance inexpliquée et inexplicable… 

Pendant des années, Amélie a consulté des spécialistes.

Sclérose en plaques ?

Fibromyalgie ?

Vestiges d’une mononucléose ?

Pendant des années, personne n’a pu identifier ce qui l’affligeait.

Ces maux plombaient Amélie, monopolisaient sa vie, même si elle persévérait dans ses études, même si elle avait des projets de vie avec son chum, même si elle restait rayonnante. Souffrir, c’est un job à temps plein. Amélie en a développé des troubles anxieux. Dormir devenait de plus en plus difficile pour Amélie.

En juin dernier, le diagnostic a été enfin trouvé, grâce à des tests sanguins envoyés aux États-Unis pour analyse : babésiose. Traduction : maladie de Lyme, cette infection qui se transmet par la morsure d’une tique.

Enfin, de l’espoir, tout petit, mais de l’espoir quand même. La maladie de Lyme se traite, si elle est bien diagnostiquée. Peut-être que la médecine allait pouvoir soigner Amélie, lui donner un nouvel élan, à 22 ans… 

Mais la tête d’Amélie, elle, n’allait pas du tout. L’anxiété la tenaillait. Elle ne dormait pas.

Mardi, le 6 septembre, Amélie a demandé à son frère Mathieu de lui faire un nœud coulant, lui qui s’y connaît en cordes, puisqu’il fait de l’escalade.

« Pourquoi, Amélie ?

— Je veux me pendre. »

Mathieu a alerté sa mère et Joanne n’a fait ni une ni deux : direction l’hôpital Douglas, aux urgences psychiatriques. Là, Amélie a vu une psychiatre pendant 25 minutes, qui lui a prescrit des pilules pour dormir…

Sans prise en charge pour les idées suicidaires.

Retour à la maison.

Amélie est allée dormir. À 2 h 30 du matin, elle est sortie du condo, puis elle est partie, en catimini. Quand Alain et Joanne ont découvert l’absence de leur fille, la sachant en détresse, ils ont appelé le 911.

La police a détecté le signal du cellulaire d’Amélie en Estrie, au chalet familial. Alain et Joanne ont appelé une voisine pour qu’elle aille s’enquérir de l’état de santé d’Amélie… 

Elle n’y était pas.

Alain et Joanne ont mis le cap sur le chalet, en catastrophe. Textos de la voisine : on a retrouvé ses sandales et son cellulaire, sur le quai… 

Mais pas de trace d’Amé.

Alain et Joanne sont arrivés au chalet à 9 h, convaincus que leur fille était morte. Des voisins et la police étaient sur le lac, à sa recherche…

À 10 h, la police a retrouvé Amélie, sur la berge du lac.

Vivante.

Amé qui ne buvait pas avait avalé une bouteille de gin complète avant de tenter de se noyer. Mais le corps, pas dupe, a résisté, il n’a pas voulu collaborer au plan suicidaire de l’esprit épuisé et tourmenté d’Amélie.

Quand Alain s’est agenouillé devant sa fille, elle était confuse devant sa mine décomposée de père terrorisé : « Papa, pourquoi t’es comme ça ? »

Direction le CHU de Sherbrooke, pavillon Hôtel-Dieu, où Amélie a été admise aux urgences psychiatriques mercredi matin.

Alain et Joanne étaient terrorisés, mais, bizarrement, rassurés : cette fois, on va la croire ; cette fois, on va la prendre en charge.

Après tout, Amélie venait de frôler la mort.

Le système, pensaient-ils, allait s’occuper de leur fille.

***

Aux urgences de l’Hôtel-Dieu, Amélie est en observation.

Traduction : elle est sur une civière, dans un couloir.

Il n’y a pas de chambre.

On lui a enlevé son cellulaire. Elle peut appeler ses parents, et elle les appelle : des dizaines de fois, mercredi et jeudi.

Amélie veut juste une chose : sortir de là.

Alain lui dit : « Fais-moi confiance, t’es à la bonne place. »

Tu comprends pas, Papa, lui répond Amélie : je suis pas bien, ici. Il y a du monde en crise, en psychose.

Pour une fille qui avait besoin de dormir, disons que le couloir des urgences psychiatriques d’un hôpital québécois, c’est pas l’idéal.

Autre appel d’Amélie : elle rapporte une mauvaise interaction avec un psychiatre, elle estime qu’il a été condescendant, sans raison.

« Papa, je veux sortir d’ici.

— Fais-moi confiance, Amé, t’es à la bonne place. »

Le personnel était généralement avenant, quand Alain et Joanne pouvaient lui parler au téléphone, entre deux appels d’Amélie. Mais Alain voulait avoir des réponses à des questions précises : pas évident, au téléphone. Une résidente en psychiatrie transmettait ses questions à un psychiatre, puis revenait lui donner les réponses du médecin…  

Une prise en charge complète à Sherbrooke, lui a-t-on dit, n’était pas envisageable : le suivi doit se faire dans le code postal de résidence de la patiente… 

Mais j’ai un chalet en Estrie, a répondu un Alain abasourdi, changez le code postal de ma fille, pis soignez-la à Sherbrooke, en attendant un transfert à Montréal !

Réponse : non, impossible. On peut la transférer à Montréal, à l’hôpital Notre-Dame par exemple, mais ça ne peut pas se faire tout de suite : pas de place.

Et Amé, pendant ce temps, voulait partir, dans l’environnement chaotique des urgences psychiatriques, elle était en train de devenir… folle.

Alain se souvient de s’être fait dire, au téléphone, qu’Amélie ne représentait plus un risque pour elle-même.

Alain, dubitatif, se souvient d’avoir dit à la résidente, au téléphone : « Ma fille vient de faire une tentative de suicide. Vous allez avoir une mort sur la conscience. »

Amélie était donc dans le couloir d’une salle d’urgence où on l’observait, bien sûr, mais où on l’observait dans un couloir turbulent, où chaque fois qu’elle parvenait à s’endormir – et elle avait tant besoin de dormir – le chaos ambiant la réveillait.

Que faire ?

Alain et Joanne sont allés chercher Amé, à la demande de celle-ci, vendredi soir, le 9 septembre.

« Tu veux quoi, Amé ?

— De la poutine. »

Alain : « Nous étions si heureux de la voir, de la toucher. »

Ce soir-là, grâce à des contacts, Alain Champagne a réussi à parler à un psychiatre, au CHUM. Le médecin l’a rassuré, hyperempathique : OK, lundi, je vais la voir…

Amélie a dormi au chalet, ce soir-là, avec ses parents. Le chalet, son endroit préféré dans le monde.

Mais le samedi matin, elle était de mauvaise humeur, comme si les derniers jours l’avaient rattrapée : « Je peux pas croire que je me suis manquée. »

Samedi, dans la journée, Amélie, Joanne et Alain sont retournés à Montréal, au condo. Mathieu était là. Ils ont soupé, les quatre, sur la terrasse.

Alain a demandé à ses deux enfants de se rapprocher. Il les a pris dans ses bras, leur a dit combien il les aimait, à quel point Amélie et Mathieu étaient importants pour lui :

« J’espère, a dit Alain, que je suis un bon père.

— Y a rien de plus clair dans la vie, pour moi », a répondu Amélie.

Alain a dit à quel point il avait eu peur de la perdre. Qu’il ne voulait pas la perdre.

Amélie l’a rassuré : je vais pas recommencer, Papa.

Alain lui a rappelé : on est samedi, Amé, lundi, tu vas être prise en charge au CHUM.

Alain se souvient de cette soirée, en invoquant deux mots : câlins et mots doux.

***

La semaine avait été infernale. La nuit de samedi à dimanche, après cette soirée de câlins et de mots doux, avait quand même été agitée pour Alain et Joanne.

Joanne s’était levée à plusieurs reprises, pour s’assurer qu’Amélie était toujours dans sa chambre.

Alain Champagne s’est réveillé, vers 7 h, incapable de se rendormir.

Il est allé vérifier si sa fille dormait encore.

Puis, il est revenu au lit, a saisi sa tablette, a ouvert La Presse, qu’il a commencé à lire.

Vers 7 h 45, quelqu’un a cogné à la porte du condo.

Alain s’est levé, est allé répondre.

Deux policières étaient à la porte.

« Avez-vous accès au toit ? », a demandé l’une d’elles.

Alain est sorti dans le couloir avec les policières, pour chercher une porte donnant accès au toit, avec sa carte magnétique. Ça ne fonctionnait pas.

Alain a alors demandé aux agentes :

« Pourquoi vous voulez avoir accès au toit ?

— Il y a eu un incident sur Saint-Denis… »

Et dans la seconde qui a suivi, Joanne a crié dans le couloir, un hurlement, en fait :

« Elle est pas là ! »

Cet « incident » que venaient d’évoquer les policières, c’était Amélie qui s’était lancée en bas du balcon du 16étage.

Sur la chaussée, un drap recouvrait déjà son corps.

Lundi soir, après l’écriture de cette chronique, le cabinet du ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, a contacté La Presse pour annoncer la tenue d’une enquête sur la mort d’Amélie Champagne, pour tenter de comprendre si le système a failli à sa tâche et, le cas échéant, comment et pourquoi.

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