OPINION


La social-démocratie divisée 

Les dernières années ont été particulièrement difficiles pour les partis sociaux-démocrates.

Alors que les sociaux-démocrates allemands, autrichiens, espagnols et néerlandais ont cumulé les pires résultats de leur histoire, les gouvernements sortants, socialiste en France et démocrate en Italie, ont récemment subi de cuisantes défaites.

Au Québec, le Parti québécois (PQ), qui se revendique de l’idéologie sociale-démocrate, risque de vivre l’élection la plus difficile de son histoire et d’être relégué au rang de tiers parti. 

Le déclin de la social-démocratie occidentale s’explique par l’émergence d’un nouveau clivage brisant l’alliance traditionnelle entre la classe moyenne et la classe ouvrière qui faisait autrefois la force des partis sociaux-démocrates.

Le clivage entre la gauche et la droite – ou d’un côté ceux qui préfèrent accroître l’interventionnisme de l’État et de l’autre le réduire – perd progressivement de son importance au profit d’un clivage politique basé sur l’identité, la mondialisation et l’immigration. 

Universalistes et particularistes

La sociologie politique conçoit ce clivage comme une division entre électeurs universalistes et particularistes. Les universalistes sont ouverts à la mondialisation et à l’immigration, tendent à soutenir des valeurs progressistes concernant la diversité (sexuelle ou culturelle par exemple) et à favoriser l’autonomie des individus plutôt que la loi et l’ordre.

Les particularistes conçoivent plutôt l’individu comme partie prenante d’un héritage collectif et perçoivent une démarcation nette entre les personnes qui font partie de cet héritage collectif (nous) et ceux qui n’en font pas partie (eux). L’électeur particulariste se méfie de l’immigration massive ainsi que de la mondialisation et conserve une conception plus traditionnelle de la vie sociale.

Ce clivage se superpose à la division traditionnelle entre la gauche et la droite concernant le rôle de l’État et du marché : il y a des particularistes de gauche et des universalistes de droite (et l’inverse). Le positionnement des citoyens sur ce clivage est déterminé principalement par le degré d’instruction, les universalistes étant généralement (mais pas toujours) plus instruits.

Traditionnellement, les sociaux-démocrates attiraient la classe ouvrière en proposant davantage de protection sociale. Bien que cette classe ouvrière apprécie toujours l’assistance offerte par l’État, elle demeure plutôt particulariste : culturellement traditionnelle et méfiante envers l’immigration et la mondialisation.

À mesure que le poids démographique de la classe ouvrière a diminué, la classe moyenne, particulièrement celle travaillant dans le secteur public, culturel et social, est devenue la principale clientèle électorale des sociaux-démocrates. Or, bien que ce segment de l’électorat souhaite aussi un rôle de l’État accru, il est généralement plus universaliste que la classe ouvrière. 

Les sociaux-démocrates peuvent maintenir intacte l’alliance entre ces deux groupes électoraux si le débat public est centré autour d’enjeux liés à l’axe gauche-droite traditionnel. Il est possible de satisfaire tant la classe ouvrière que la classe moyenne en proposant, par exemple, davantage de dépenses sociales et d’investissements en éducation.

Mais à mesure que le débat politique se tourne vers des questions liées à l’immigration, la mondialisation ou la diversité, il devient difficile de former une coalition unissant une classe ouvrière particulariste et une classe moyenne universaliste. 

Force est de constater que le débat politique occidental n’est plus centré sur l’axe gauche-droite, avec une convergence croissante entre les partis de centre gauche et de centre droit. En raison de contraintes budgétaires aiguës, les gouvernements de centre gauche implantent rarement des investissements publics substantiels, alors que le centre droit ne propose plus (du moins ouvertement) de coupes massives dans les dépenses publiques. Cette migration vers le centre, perçue ou réelle, laisse place à l’émergence d’un autre clivage, ou, dit autrement, à une restructuration du débat électoral. 

Ainsi, le débat public se tourne vers des questions liées aux seuils d’immigration, à l’intégration et au multiculturalisme, au racisme systémique, à la culture du viol ou même, comme on l’a vu cet été au Québec, à l’appropriation culturelle.

Le clivage identitaire

Ces enjeux ne cadrent pas directement sur un axe gauche-droite : il n’est pas question d’État ou de marché, mais plutôt d’identité. Ces débats doivent certainement avoir lieu et répondent à des problématiques importantes vécues par une bonne partie de la population. Par contre, ils braquent les deux groupes électoraux à la base de la coalition sociale-démocrate l’un contre l’autre : les particularistes accusant leurs rivaux d’élitisme et de déconnexion de leurs préoccupations, pendant que les universalistes répliquent avec des accusations d’intolérance et de xénophobie. 

Par exemple, avec la charte des valeurs, le PQ cherchait à consolider son électoral particulariste. Ce faisant, il s’est aliéné la classe moyenne et les jeunes universalistes. Le PQ aurait certainement pu proposer une mouture moins polémique de sa charte, mais il ne pouvait pas ignorer complètement les préoccupations de son électorat particulariste. Ce type de dilemme afflige les partis sociaux-démocrates partout en Occident. 

Les partis de droite et de centre droit ont d’ailleurs avantage à mettre le clivage identitaire à l’avant-scène, car ils savent que leurs propositions sur l’axe gauche-droite (plus d’austérité, moins de protection étatique face au marché) ne sont pas particulièrement populaires dans un contexte d’inégalités économiques croissantes. Si le clivage identitaire guide les choix des électeurs durant la prochaine campagne électorale, le Parti libéral du Québec, pourtant passé maître dans l’art d’imposer l’austérité budgétaire, sera certainement en mesure d’attirer plusieurs électeurs universalistes qui préféreraient malgré tout davantage de protection sociale. Tant que ce clivage identitaire sera au centre du débat politique, le PQ, tout comme les autres partis sociaux-démocrates occidentaux, ne sera pas en mesure de rebâtir une coalition électorale gagnante. 

Le défi de la gauche est de répondre aux préoccupations des universalistes sans s’aliéner les électeurs particularistes. Mettre l’accent sur des questions plus rassembleuses comme d’assurer la pérennité de nos services publics et lutter contre les inégalités et la pauvreté serait une bonne stratégie.

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