L’expérience américaine des mirages non verbaux

De 2007 à 2013, la Transport Security Administration a dépensé 900 millions pour un programme de détection des comportements non verbaux suspects dans les aéroports américains. L’idée est séduisante : dépister les terroristes potentiels en décodant leur langage non verbal, dans le pipeline sécuritaire qui précède l’embarquement.

Petit hic : aucune base scientifique ne permet de croire que ce quasi-milliard de dollars US a été dépensé de façon efficace, selon Maria Hartwig, professeure associée au Jon Jay College of Criminal Justice de New York, qui a cosigné plus de 70 études scientifiques sur les enjeux du mensonge, de la tromperie et de la vérité dans le domaine de la police et de la justice.

« D’immenses organisations aux États-Unis, comme la TSA, la CIA, le FBI, nommez-les, enrôlent leurs employés dans ce genre de programmes, me dit-elle au bout du fil. Ces formations prétendent ceci, en gros : on peut dire ce que quelqu’un pense, ce que quelqu’un ressent, en regardant ses gestes, son visage. Or c’est faux. »

En 2013, le Government Accountability Office américain – l’équivalent d’un Vérificateur général sur les stéroïdes – a publié la suite d’un rapport commandé quelques années plus tôt sur l’efficacité des techniques de détection par le langage non verbal dans les aéroports américains. Son verdict est clair.

« Nous avons analysé plus de 400 études sur les façons de détecter la tromperie et notre conclusion est la suivante : l’habileté d’observateurs humains à identifier la tromperie sur la base du non-verbal est à peine meilleure que la chance. »

— Rapport du GAO de 2013 sur l’efficacité des techniques de détection par le langage non verbal dans les aéroports américains

Si j’ai contacté Maria Hartwig – citée quatre fois dans l’étude du GAO –, c’est parce qu’elle a cosigné une flopée d’études scientifiques largement citées dans le domaine du non-verbal, notamment avec celui qui est considéré comme le plus grand expert actif de la détection du mensonge, le Néerlandais Aldert Vrij, de la Portsmouth University, en Angleterre. Je voulais son opinion sur la synergologie, créée par Philippe Turchet.

Les travaux de Mme Hartwig sont si connus que quand j’ai interviewé Philippe Turchet dans son bureau de Montréal, il m’a interrompu quand j’ai évoqué le nom de la chercheuse. 

« J’ai parlé à Maria Hartwig, qui a témoigné au Congrès américain…

— Oui, m’a interrompu M. Turchet. C’est bien, son travail, d’ailleurs.

— Mais elle a été lire le site de la synergologie [voir le lien plus bas]. Et elle trouve que c’est gibberish, du charabia. »

M. Turchet s’est un peu emporté, a suggéré que Maria Hartwig aille lire son article dans Langages, une revue scientifique française, plutôt qu’un site « fait pour le grand public », qui n’est pas « fait pour des scientifiques »…

L’inventeur de la synergologie a effectivement publié dans Langages. Nicolas Rochat, du Laboratoire parisien de psychologie sociale des Universités Paris 8 et Nanterre, qui a étudié le mensonge et les pseudosciences, considère que c’est un article incomplet, publié dans une revue qui n’a aucune expertise en sciences du non-verbal.

La professeure Hartwig en a assez lu, sur le site anglais de la synergologie, pour reconnaître un cousinage entre la synergologie et la programmation neurolinguistique (PNL), décriée comme une pseudoscience aux États-Unis. « C’est comme si quelqu’un avait pris des manuels de base dans le non-verbal et avait tout mélangé, au hasard. »

Maria Hartwig a tenté de trouver des traces de la synergologie dans Google Scholar, qui recense les articles scientifiques. Sans succès. « J’en conclus que la synergologie est un buzzword. »

Sarcastique, elle a eu ces mots sur Philippe Turchet : « On peut publier sur le non-verbal dans une pléthore de revues, dit-elle, suggérant au passage le Journal of Non Verbal Behaviour et Psychological Science. Ce que M. Turchet affirme est ahurissant et contredit tout un corpus de constats scientifiques. Il devrait publier… »

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