Des interrogatoires synergologiques

Aujourd’hui retraité, Bruno Blouin a été sergent-détective au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Il est aussi retraité de la synergologie. Mais une entrevue de M. Blouin au réseau Avis de recherche en 2012 montre comment des policiers peuvent utiliser la synergologie dans la salle d’interrogatoire.

Il utilise par exemple l’utilisation des microdémangeaisons – quand ça nous pique – pour dépister le mensonge.

« La microdémangeaison, c’est une contradiction entre ce qu’on voudrait dire et ce qu’on retient. Quand je pose ma question d’appât, j’ai zéro microdémangeaisons chez les non-coupables. Personne ne se gratte, quand la personne est non coupable. »

Le problème avec cette affirmation spectaculaire de simplicité, c’est qu’en dehors de l’univers fermé de la synergologie, elle ne trouve aucun écho dans les décennies de recherche scientifique publiée dans des dizaines de journaux savants.

À la journaliste d’ADR, Bruno Blouin débitait fidèlement les canons de la synergologie, pour qui une microdémangeaison tient son origine – dixit le livre La synergologie de Philippe Turchet – « dans l’inhibition d’une réaction » et « exprime l’antagonisme entre le dit et non-dit ».

Dans le même livre du fondateur de la synergologie, on peut lire que si quelqu’un se gratte sous le nez, de droite à gauche, cela signifie « Je mens, si c’est moi qui parle ». Ou encore : « Je te prends pour un menteur, si c’est toi qui parles », peut-on lire à la page 147.

La science n’a pas expressément étudié la synergologie. Mais d’autres méthodes s’appuyant fortement sur les réactions non verbales lors d’interrogatoires – comme la programmation neurolinguistique ou la technique de Reid aux États-Unis, qui fait école depuis 50 ans auprès des enquêteurs de police américains – sont régulièrement taillées en pièces par la science.

Analysant la science derrière des affirmations qu’on retrouve régulièrement dans des manuels d’enquête policière américains(1), les chercheurs Aldert Vrij, Pär Anders Grahag et Stephen Porter ont constaté que ces manuels recèlent – un peu comme les enseignements synergologiques – un tas de descriptions et d’images de postures et de gestes censés trahir des mensonges.

« Néanmoins, aucune recherche scientifique n’appuie ces promesses : les “indices” de la tromperie ne sont généralement pas fiables », écrivent les chercheurs.

Michel Saint-Yves enseigne la psychologie de l’interrogatoire à l’École nationale de police (ENPQ). Il a écrit deux livres sur la psychologie de l’interrogatoire, dont le dernier compte un chapitre signé par le Néerlandais Aldert Vrij, le plus prolifique chercheur actif en matière de mensonge. (Il est aussi psychologue judiciaire à la Sûreté du Québec, où il aide les enquêteurs à se préparer à des interrogatoires, mais il ne parle pas pour la SQ.)

« L’approche de la synergologie est très agressive pour vendre ce produit, très attrayant, auprès d’organisations, m’a-t-il expliqué en entrevue. Ils ont frappé aux portes de corps de police. On a examiné. Mais en science, il n’y a pas d’indicateurs fiables pour détecter le mensonge. »

Se fier à des indicateurs non verbaux pour ne pas croire une personne qu’il interroge peut avoir des effets désastreux pour des gens innocents, ont découvert des chercheurs : le policier peut alors redoubler d’efforts pour leur arracher une confession.

Et dans le huis clos d’un interrogatoire, étonnamment, ça peut marcher. En cela, une statistique qui donne froid dans le dos : le quart des 311 suspects acquittés ces dernières années par une preuve d’ADN aux États-Unis avaient, au moment de leur interrogatoire, donné une confession aux enquêteurs(2).

Michel Saint-Yves est sceptique sur la synergologie. Mais il ne méprise pas les personnes qui y croient : « Souvent, ces approches – pas seulement la synergologie – sont véhiculées de bonne foi. »

J’ai alors pensé à Olivier Dutel. Patrouilleur au SPVM, il est aussi synergologue. Il forme des gens de tous les horizons. Dont des policiers du SPVM en position d’enquête (la SQ n’enseigne pas la synergologie à ses policiers). Après une journée avec lui, on peut « décoder le non-verbal de son interlocuteur », comme l’affirme la description d’un cours qu’il donne à des fonctionnaires québécois.

J’ai interviewé M. Dutel, qui incarne pour moi cette bonne foi évoquée par le psychologue judiciaire Saint-Yves. Mais il a eu cette réponse, sidérante, quand je lui ai dit que la synergologie n’avait pas de base scientifique : « C’est quoi, la science ? Quand j’étais au secondaire, on me disait que Pluton est une planète. Et Pluton n’est plus une planète. »

Je le répète, je ne doute pas de la bonne foi de M. Dutel. Il a fait ses deux années et demie de formation pour devenir synergologue, mémorisant quelque 1700 gestes répertoriés dans le lexique conçu par Philippe Turchet, 200 heures de formation. C’est beaucoup de travail.

Sauf que ce qu’il croit est faux. Ce qu’il enseigne aussi forcément, que ce soit aux policiers ou aux fonctionnaires québécois en formation d’enquête civile à l’Université Laval.

Entendant l’allégorie de Pluton de M. Dutel, me sont revenues en tête les paroles de la chercheuse Maria Hartwig, du Jon Jay College of Criminal Justice de New York, sur les mirages synergologiques : « Pour voir que c’est n’importe quoi, il faut un minimum de culture scientifique. »

(1) Pitfalls and Opportunities in Nonverbal and Verbal Lie Detection, Association for Psychological Science

(2) Kassin, Goldstein, Savitsky (2003) : Behavioral Confirmation in the Interrogation Room : On the Dangers of Presuming Guilt

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