OPINION

Comment les Américains sont devenus vulnérables à la désinformation russe

En ce premier anniversaire de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis se pose encore aujourd’hui la question de savoir comment Trump est parvenu à se faire élire, le rôle de la Russie étant à cet égard de plus en plus évoqué.

En effet, chaque nouvelle révélation de l’enquête sur l’ingérence russe dans la campagne de 2016 fait apparaître un peu plus clairement les vulnérabilités du processus démocratique américain.

Récemment, le Congrès a dévoilé un projet de loi consistant à contraindre Facebook, Google et d’autres géants des médias sociaux à divulguer l’identité des acheteurs de publicités en ligne, tentant ainsi de combler un vide exploité par la Russie durant la campagne. Seulement voilà, faire amende honorable en se contentant de rectificatifs techniques et de promesses publiques vers une culture de l’entreprise citoyenne ne résoudra que la problématique purement médiatique.

Le véritable défi consistera à renforcer plusieurs institutions vitales pour le fonctionnement de la démocratie – en premier lieu desquelles l’éducation civique et le journalisme local.

Tant que des progrès ne seront pas accomplis dans ces domaines, la menace pour le processus démocratique américain demeurera croissante, et resurgira chaque fois que les Américains voteront.

Les agents du renseignement du président russe Vladimir Poutine élaborent avec soin leurs attaques sur les médias sociaux. Facebook représente près de 80 % du trafic mobile des réseaux sociaux, tandis que Google héberge environ 90 % des publicités liées aux recherches en ligne. En inondant ces deux plateformes de messages automatisés, issus de dizaines de milliers de faux comptes d’utilisateur, les Russes sont parvenus à troubler les lignes économiques, ethniques et politiques.

Et ils y sont parvenus à peu de frais. Une analyse révèle qu’en procédant à un nombre relativement faible d’achats publicitaires sur Facebook, les agents russes ont pu accéder à une véritable mine d’or de données publicitaires en ligne – notamment au logiciel de ciblage des clients de Facebook – qui leur ont permis de « partager » plusieurs centaines de millions de fois des fake news en provenance de Russie. À un moment précis de cette attaque clandestine, pas moins de 400 000 bots – des applications logicielles qui gèrent des scripts automatisés – auraient d’après les estimations envoyé plusieurs millions de messages politiques fictifs, ce qui aurait représenté près de 20 % du trafic total sur Twitter pendant le dernier mois de la campagne.

Il est fort regrettable que les plus grands acteurs technologiques de la planète n’aient pas été en mesure de contrer une ingérence étrangère dans l’élection la plus importante aux États-Unis.

Mais il est encore plus troublant que les géants des médias sociaux aient persisté à nier leur responsabilité dans le volume d’informations fausses et déformées qui ont été présentées comme de l’actualité avérée, alors même qu’apparaissait de plus en plus clairement le rôle de la Russie.

Distinguer le vrai du faux

Peu importe ce jargon technologique qui nous promet de meilleurs algorithmes, une plus grande transparence et un plus grand respect de la vérité, la Silicon Valley et ses « correctifs » sont confrontés à une réalité simple : ses technologies ne sont pas conçues pour distinguer le vrai du faux, vérifier l’exactitude des informations ou corriger les erreurs. C’est tout le contraire : elles sont conçues pour maximiser le nombre de clics, de partages et de « likes ».

Délogeant non seulement les médias traditionnels de leur statut de plateformes mondiales d’information, les géants des médias sociaux ignorent également volontiers les valeurs fondamentales, fonctionnements et objectifs du journalisme. C’est précisément à cette irresponsabilité que tente de remédier le récent projet de loi sur la transparence des achats publicitaires.

Mais la réussite de la Russie dans la propagation ciblée de fake news auprès des électeurs américains n’aurait pas été possible si un deuxième problème n’existait pas : un électorat peu instruit et vulnérable à la manipulation.

L’érosion de l’éducation civique dans les écoles et la disparition des journaux locaux – avec pour conséquence une moindre compréhension du public face aux problématiques et à la politique – créent un terreau fertile où semer les graines de la désinformation.

Prenons quelques chiffres : en 2005, un sondage de l’American Bar Association révélait que 50 % des Américains n’identifiaient pas correctement les trois branches de pouvoir de l’État. Quand l’Annenberg Center for Public Policy leur a reposé la même question en 2015, ce pourcentage a grimpé à deux tiers, sachant par ailleurs qu’une part impressionnante de 32 % des Américains ne savaient même pas citer l’un des trois pouvoirs. Cette dégringolade est semble-t-il fonction de l’âge, une étude de 2016 réalisée auprès d’Américains titulaires d’un diplôme universitaire ayant révélé que les plus de 65 ans connaissaient beaucoup mieux le fonctionnement de l’État que les moins de 34 ans.

Sans surprise, la qualité globale de l’éducation et l’accès aux enseignements civiques de base ont également souffert ces dernières années. En 2011, un think tank a attribué une note à chacun des 50 États américains en fonction de la rigueur des cours d’histoire de l’Amérique dispensés dans les écoles secondaires (high schools) : 28 États ont obtenu une note insuffisante. Une étude de 2016 menée auprès de 1000 universités de lettres, sciences sociales et humaines a par ailleurs révélé que seules 18 % de ces universités exigeaient que soit suivi un cours d’histoire américaine ou de droit constitutionnel pour l’obtention d’un diplôme.

Les cours à l’école secondaire ou à l’université ne suffiront pas à empêcher des électeurs crédules de tomber dans le piège des fake news et autres informations incendiaires. Mais une chose est claire lorsque l’on observe la propagation virale de fausses informations en provenance d’agents russes.

Un électorat qui ne maîtrise pas un enseignement civique de base est plus susceptible de succomber aux provocations destinées à enflammer les tensions partisanes.

L’évolution du secteur des informations d’actualités accentue ce risque. Les géants de l’internet siphonnant les recettes publicitaires des médias traditionnels, les réseaux sociaux deviennent la principale source d’information de beaucoup de gens. Les organismes de presse traditionnels, notamment les journaux locaux, disparaissent peu à peu, ce qui restreint l’accès des électeurs à des informations indispensables pour prendre des décisions éclairées en matière politique.

Les chiffres sont frappants. Depuis 2004, pas moins de 10 % des journaux à rayonnement limité ont fermé ou fusionné. Parmi ceux qui ont survécu, plus d’un tiers ont changé de propriétaire, ce qui a concentré le secteur dans les mains d’une minorité. En ont résulté des licenciements, des réductions de coûts, et une moindre couverture médiatique des questions nationales et locales.

La responsabilité civique des médias semble elle aussi avoir souffert. La feuille de route managériale d’une société d’investissement américaine, qui détient trois journaux quotidiens et 42 hebdomadaires, est sans équivoque : « Notre client est le publicitaire » énonce en effet le document. « Les lecteurs sont les clients de nos clients » et c’est pourquoi « notre équipe de rédaction est optimisée ».

L’ingérence de la Russie dans l’élection présidentielle américaine de 2016 constitue non seulement un événement historique, mais également le symptôme de plus larges défis auxquels sont confrontés les Américains.

Une population qui méconnaît le fonctionnement de sa propre démocratie devrait alarmer non seulement les professeurs d’éducation civique, mais également les experts de la sécurité nationale. L’Amérique n’a pas eu à attendre Poutine pour pouvoir tirer cette leçon. « Si une nation s’imagine pouvoir être ignorante et libre, elle espère en ce qui n’a jamais été, et ne sera jamais » disait déjà Thomas Jefferson.

* L’auteur a été directeur du renseignement national américain pour l’Asie de l’Est, et chef de cellule en Asie.

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