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Désapprendre son métier

Imaginez l’infortune. Vous passez votre vie à lancer un ballon, dessiner ou jouer de la guitare. Puis un jour, ces gestes, qui sont des automatismes, vous êtes incapables de les faire ! Une explication ? La dystonie, plus communément appelée « yips ». Un trouble du mouvement où les facteurs psychologiques et physiologiques s’entremêlent. Parfois on en revient, parfois pas.

Un dossier de Jean Siag

Vivre avec les « yips »

Imaginez l’infortune. Vous passez votre vie à lancer un ballon, dessiner ou jouer de la guitare. Puis un jour, ces gestes, qui sont des automatismes, vous êtes incapables de les faire ! Une explication ? La dystonie, plus communément appelée « yips ». Un trouble du mouvement où les facteurs psychologiques et physiologiques s’entremêlent. Parfois on en revient, parfois pas.

Le jeune basketteur américain Markelle Fultz en a fait l’expérience récemment. La saison dernière, la recrue des 76ers de Philadelphie a eu une blessure à une épaule qui aurait déréglé la mécanique de son lancer, considéré comme l’un des plus prometteurs de la NBA.

Le stress s’est mis de la partie. Incapable de faire ses « jumpshots », Fultz a été mis à l’écart par son club.

Le plus grand des mystères entoure sa retraite des derniers mois. Il vient de recommencer à jouer après une longue période de rééducation. Les observateurs de la scène sportive notent une amélioration de son tir, mais pas encore un retour à la normale.

Son entraîneur personnel Drew Hanlen croit que l’athlète de 20 ans souffre de « yips », sorte de mouvement parasite qui se manifeste par de légères contractions involontaires des muscles. Une affection d’abord décelée chez les golfeurs, que l’on retrouve de plus en plus chez d’autres athlètes, mais aussi parmi les musiciens et les illustrateurs.

« Les yips font partie de ce qu’on appelle la dystonie spécifique à la tâche », nous confirme le neurologue Ariel Lévy.

« La dystonie est une condition neurologique qui provoque des contractions anormales d’un groupement musculaire. Ça affecte principalement des athlètes de haut niveau, mais aussi des musiciens, j’ai déjà traité un drummer et tous ceux qui manipulent des crayons. On l’appelle aussi la crampe de l’écrivain. »

— Ariel Lévy, neurologue spécialisé dans les troubles du mouvement

Les causes de ces dystonies sont difficiles à cerner, mais elles sont assurément multiples, selon le médecin de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

« C’est le résultat d’une somme de facteurs, indique le Dr Lévy, qui convient de la difficulté du diagnostic. Il s’agit souvent d’une tâche d’habileté faite de façon répétitive. Il y a une surutilisation de la main ou d’un membre, mais aussi une atteinte psychologique. Est-ce que la cause première est psychologique ou physiologique ? On ne le sait pas. C’est un peu l’œuf ou la poule… »

UN LIEN AVEC LA MÉMOIRE ?

Ces gestes-là – lancer un ballon, écrire, dessiner –, qui sont des automatismes, sont des apprentissages qui relèvent de la mémoire procédurale, comme marcher, faire du vélo ou tenir une fourchette. Une fois l’apprentissage gravé dans cette mémoire, il est pratiquement impossible de l’oublier.

Est-ce possible qu’un traumatisme ou un stress, combiné (ou non) à une blessure physique, affecte cette mémoire procédurale ?

« C’est fort peu probable, nous dit le Dr Christophe Fortin, professeur de psychologie à l’Université d’Ottawa et chercheur au Centre d’études sur le trauma de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. La mémoire procédurale est solide. Même les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer conservent cette mémoire très longtemps. »

Par contre, poursuit ce spécialiste du trouble de stress post-traumatique, il se peut qu’une somatisation entraîne des problèmes physiologiques. « L’information est toujours stockée dans la mémoire procédurale, mais il y a une paralysie du geste. » Le Dr Fortin évoque le cas de soldats américains qui ont combattu durant la guerre du Viêtnam.

« Plusieurs soldats avaient une paralysie de l’index droit. On s’est rendu compte que l’exposition répétée à des tirs, sur des soldats ennemis autant que sur des soldats amis, avait mené à cette incapacité physique de tirer sur la détente. On parle ici d’événements traumatiques graves qui peuvent bloquer en partie le message envoyé par le cerveau. »

La directrice du Centre d’études sur le stress humain, Sonia Lupien, ne croit pas non plus que la mémoire procédurale peut à elle seule expliquer notre incapacité à réaliser un geste depuis longtemps assimilé. « Si c’était le cas, quiconque arriverait à faire un double triplé une fois devrait toujours être capable de le faire après. Or ça n’arrive pas. »

Mais alors, les yips de Markelle Fultz ? Comment expliquer la dérive de son lancer ?

« Il faudrait en savoir plus sur sa blessure à l’épaule, répond le Dr Fortin. Est-ce qu’il y a eu un traumatisme le jour où il s’est blessé ? Une chose est certaine, le stress est un facteur aggravant qui peut aussi avoir un effet sur la confiance. »

DU TERRAIN À LA TABLE À DESSIN

Jean-Sébastien Bérubé a vécu une histoire semblable à celle de Markelle Fultz. À l’été 2012, le bédéiste québécois a perdu l’usage de sa main gauche. Il n’a jamais eu un diagnostic de yips, mais il y a de nombreuses similitudes avec le cas du basketteur.

« J’avais vécu une séparation douloureuse et je m’étais anesthésié dans le travail. Je voulais terminer le tome 4 de ma série Radisson. Je dessinais 16 heures par jour ! À un moment donné, j’ai commencé à avoir des douleurs à l’omoplate gauche. »

— Jean-Sébastien Bérubé

La situation s’est dégradée. L’inflammation s’est installée, au point où Jean-Sébastien Bérubé n’arrivait plus à tenir son crayon. Malgré plusieurs mois de physiothérapie, d’ergothérapie et de repos, le bédéiste ne parvenait plus à dessiner. Il s’est arrêté pendant deux ans avant de reprendre graduellement le crayon à raison de 10 minutes par jour.

« J’ai dû changer ma façon de dessiner, raconte-t-il, parce qu’il y avait beaucoup de tension musculaire dans mon geste. J’ai dû relâcher mon trait, ce qui allait à l’encontre des techniques classiques que j’avais apprises à l’université. Mais j’ai appris à dessiner autrement, j’ai grossi les manches de mes crayons, changé de posture. J’ai aussi commencé à faire du yoga. »

Tranquillement, il a réussi à trouver un rythme. Entre six et huit heures (non consécutives) par jour. L’an dernier, il a rebondi avec l’album Comment je ne suis pas devenu moine, où son dessin s’est en effet complètement transformé.

Selon Sonia Lupien, le stress est certainement une variable dont il faut tenir compte dans ces deux histoires.

« L’anxiété de performance peut créer une interférence cognitive sur la capacité de concentration d’un individu. C’est cette diminution de concentration qui fait faire des erreurs et affecte la performance. L’anxiété devient un stresseur », nous dit la chercheuse.

La voie de la rééducation

Comment le Dr Lévy traite-t-il ses patients aux prises avec des yips ou dystonies ? « C’est une condition très difficile à traiter, répond-il. On peut faire des injections de Botox dans les muscles pour diminuer leur activation anormale. On peut aussi prescrire des antispasmodiques, mais les effets secondaires sont souvent plus importants que les bénéfices. » 

La rééducation, essentiellement de la physiothérapie ou de l’ergothérapie, demeure la voie la plus prometteuse, selon ce neurologue. 

« Quand on parle de dystonie, on parle de geste antagoniste. C’est-à-dire que lorsqu’on positionne notre main un peu différemment ou qu’on utilise un outil légèrement différent [par exemple en grossissant un crayon ou une baguette de percussion avec du ruban], ça change la réponse motrice. Le problème, c’est qu’après un certain temps, le cerveau se réorganise et après deux ou trois ans, c’est à refaire… »

LA trampoliniste qui ne savait plus sauter

Il y a donc les yips, ces troubles du mouvement d’ordre neurologique. Mais de nombreux artistes et athlètes vivent également des expériences parfois assez étranges de « blocage mental » liées à leurs performances. Des exemples qui témoignent de la complexité des forces mentales.

Sophiane Methot fait partie de l’équipe nationale canadienne de trampoline. Il y a trois ans, elle a vécu une expérience surréaliste. Elle avait à peine 17 ans.

Avant de faire leurs acrobaties, les trampolinistes font des sauts droits pour prendre de la hauteur. C’est l’une des premières choses que ces athlètes aériens apprennent à faire. Un jour d’entraînement, c’est ce qu’elle s’engageait à faire, mais au lieu de faire des sauts droits, elle s’est mise à faire des saltos arrière.

« Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Ma tête ne contrôlait plus mon corps, c’est comme s’il y avait quelqu’un d’autre dans mon corps qui me dictait quoi faire… »

— Sophiane Methot

La jeune athlète de 20 ans a eu un blocage mental qui a déréglé ce qu’elle appelle son « patron moteur ». « Ça a duré six mois, se souvient-elle, ç’a été une période super difficile, que ce soit à la maison ou à l’école. J’ai consulté un psychologue sportif et même un hypnothérapeute. En fait, je doutais de mes sauts, je n’avais plus confiance en moi. Avec le stress, je n’y arrivais juste pas. »

Il lui a fallu travailler fort pour remonter la pente. « J’ai fait beaucoup de visualisation, raconte Sophiane Methot. J’ai dû recommencer à la base, en faisant des sauts plus simples et en les répétant plusieurs fois. En focalisant sur ce que je pouvais contrôler. En me détendant aussi. Tranquillement, j’ai retrouvé mes moyens et ma confiance. »

Un an plus tard, son problème est réapparu, mais pendant une courte durée, précise-t-elle. Au mois d’avril dernier, au cours d’un championnat mondial en Italie, elle a de nouveau eu un blocage.

« J’ai réussi à participer à la compétition en révisant à la baisse le coefficient de difficulté de mes sauts… Je ne suis pas la seule. Il y a plusieurs trampolinistes qui font face à cette situation. Au moins, je me sens mieux outillée qu’avant. Ce qui me rassure, c’est que j’ai déjà réussi à m’en sortir et que mes blocages durent de moins en moins longtemps. En ce moment, heureusement ça va très bien. Le fait est que je dois apprendre à vivre avec ça. »

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