Éditorial Données personnelles en ligne

Regarder par-dessus son épaule

Nous sommes tous plus ou moins conscients que nos activités sont suivies à la trace sur internet, et que ce pistage est encore plus serré avec un téléphone intelligent qui signale notre position géographique. Si l’on se sent un peu dépassé par la complexité et l’opacité de ces mécanismes, on se rassure en se disant que tout cela reste anonyme. Mais est-ce vraiment inoffensif ? Le documentaire interactif Traque interdite a trouvé une formule originale pour permettre à chacun de se faire sa propre idée. Cette coproduction canado-européenne ne se contente pas de décrire les pratiques de profilage, elle permet à chaque participant d’en faire l’expérience de manière personnalisée. Une approche très efficace.

Ce n’est qu’un aperçu. Si vous visionnez cet épisode et que vous acceptez d’ouvrir un peu votre jeu, vous verrez des mécanismes à l’œuvre en temps réel. Indiquez votre source de nouvelles préférée et vous découvrirez la constellation de témoins (cookies) qui y surveillent vos activités. Fournissez le lien d’un site que vous fréquentez pour vous distraire et vous y trouverez sans doute des témoins communs. Ces recoupements permettent de mieux cerner votre profil et de vous fournir une expérience de navigation plus personnalisée.

S’il peut être agréable d’évoluer dans un environnement sur mesure, ça peut aussi avoir des effets indésirables. Les dispositifs permettant de vous reconnaître lorsque vous retournez sur un site peuvent aussi servir à vous proposer des tarifs plus chers.

Et il y a des choses qu’on n’aime pas nécessairement se faire remettre sur le nez. Si vous effectuez des recherches sur un diagnostic que vous venez de recevoir, vous n’aurez peut-être pas envie de voir cette maladie évoquée sur tous les sites que vous visiterez ensuite. Malheureusement, « le pistage comportemental est présent sur la majorité des sites web offrant de l’information relative à la santé », souligne une enquête réalisée pour le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. Même des sites d’hôpitaux montréalais, qui sont pourtant des établissements publics sans but lucratif, transmettent des données sur leurs visiteurs à des firmes spécialisées dans l’analyse et le profilage, a révélé le quotidien Le Devoir la semaine dernière.

Heureusement, tout cela est anonyme, n’est-ce pas ? En principe, oui. Mais puisque vous acceptez déjà d’être suivi pour avoir accès à des applications, à un moteur de recherche ou à un service de courriel gratuitement, pourquoi ne pas partager vos données Facebook en échange d’un rabais sur vos assurances ?

Traque interdite vous montre quel profil de risque se dégage de votre page Facebook. Vous aurez peut-être la suprise d’apprendre que vous avez des comportements sociaux à risque comme « dénoncer publiquement une loi » ou « se présenter à une élection »…

Cette analyse de personnalité s’inspire des travaux du chercheur britannique Michal Kosinski, dont nous vous avons déjà parlé en éditorial. Celui-ci a démontré, grâce aux comptes Facebook de près de 60 000 Américains, que plusieurs caractéristiques, dont le sexe, l’orientation sexuelle et l’allégeance politique, sont étonnamment faciles à déduire.

Au moins une société financière, Lenddo, fonde déjà ses décisions de prêts sur l’analyse des réseaux sociaux des demandeurs. La firme, qui a développé ce modèle dans des marchés émergents où les gens n’ont souvent pas de dossier de crédit, dit que beaucoup de banques s’intéressent à ses algorithmes.

Pour l’instant, les entreprises qui veulent épier vos comportements vous promettant généralement quelque chose en retour. On n’a qu’à penser aux assureurs qui font miroiter des rabais pour bonne conduite aux automobilistes qui acceptent d’installer un module GPS sous leur tableau de bord.

Le recours aux données comportementales risque toutefois de se généraliser, comme c’est le cas de tant d’autres renseignements personnels. Le Huffington Post Canada rapportait récemment le cas d’un Ontarien qui s’est vu retirer une offre d’emploi après avoir permis à l’entreprise de consulter son dossier de crédit. Un employeur potentiel ne peut pas vous forcer à lui donner accès à cette information ni à votre compte Facebook. Mais si le poste vous intéresse, il est fort possible que vous acceptiez.

Évidemment, le suivi en ligne n’est pas que négatif. De nombreux sites l’utilisent avant tout pour améliorer l’expérience des visiteurs. Les échanges sur les réseaux sociaux peuvent aussi aider à suivre la progression d’une épidémie.

L’ennui, c’est qu’on ne sait pas toujours qui utilise nos données comportementales en ligne ni à quelles fins. Même si vous considérez être au-dessus de tout soupçon, vous devez être conscient que l’observation de vos activités contribue à orienter et raffiner les systèmes.

Pour ne pas laisser le spectateur en plan, les documentaristes ont eu la bonne idée de suggérer une panoplie d’outils pour détecter et déjouer les traqueurs.

Même Google a ajouté une fonction permettant aux détenteurs de compte Google de télécharger leur historique de recherche. Le résultat est aussi fascinant que vertigineux.

Reste à voir si cet accès élargi aux coulisses du Web incitera les citoyens à modifier leurs comportements en ligne, et comment réagiront les firmes qui font le commerce de leurs données. Dans n’importe quel autre marché, la situation serait vue comme une occasion d’affaires. Les entreprises se bousculeraient pour vendre des produits et services « garantis sans suivi ». Sauf qu’avec tout ce qu’on a entendu depuis les révélations d’Edward Snowden, il est difficile de croire une telle promesse.

Traque interdite est coproduit par Upian, l’ONF, Arte et la Bayerischer Rundfunk (BR) en collaboration avec divers partenaires, dont Radio-Canada.

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