OPINION

TEMPS SUPPLÉMENTAIRE OBLIGATOIRE DES INFIRMIÈRES En rupture avec la Charte des droits et libertés de la personne

Le temps supplémentaire obligatoire est de nouveau un sujet d’actualité. C’est un cycle quasi annuel maintenant, un cycle interminable, tel un quart de travail qui n’en finit plus.

Il y a près de 10 ans, ma conjointe, également infirmière, et moi-même écrivions un premier texte pour dénoncer le phénomène. Près de 10 ans plus tard, aucune amélioration notable.

Une lueur d’espoir est survenue en novembre dernier quand la ministre de la Santé, Danielle McCann, s’est engagée à abolir cette pratique autoritaire et inhumaine. Si les infirmières ont demandé à la ministre d’agir rapidement pour éradiquer cette mesure d’exception devenue un mode de gestion systématique du personnel infirmier, aucun indice ne permet de croire qu’elle est à élaborer les stratégies qui lui permettront d’y arriver. Alors, comment compte-t-elle tenir parole ?

Une décision arbitrale significative

Entre temps, une décision arbitrale est passée sous le radar médiatique. Le 13 février dernier, l’arbitre de grief Amal Garzouzi rendait sa décision sur un litige opposant le Syndicat interprofessionnel de Lanaudière, affilié à la FIQ, et le CISSS de Lanaudière. 

Pour une rare fois, des expériences délétères vécues au quotidien au regard du temps supplémentaire obligatoire sont décrites par un arbitre, un tiers impartial, et ont été retranscrites dans un document rendu public – que les infirmières peuvent consulter en ligne.

De plus, pour ce qui est de cette décision importante, c’est expressément le témoignage d’infirmières, à titre de matériel constituant la preuve, qui a permis à l’arbitre de trancher en faveur de la réclamation syndicale, en faveur des infirmières.

Bien que la ministre McCann souhaite abolir le temps supplémentaire obligatoire, les tribunaux d’arbitrage confirment ce que nous savons tous, à savoir que les supérieurs hiérarchiques peuvent y avoir recours, dans certaines situations, voire l’imposer aux infirmières qui n’y consentent pas pour des raisons qui apparaissaient toutefois comme étant des plus légitimes.

Mais quand pouvons-nous affirmer que ces supérieurs hiérarchiques abusent de leur droit ?

Dans ce litige, le syndicat a prétendu que l’employeur s’était rendu coupable d’une violation de la Charte des droits et libertés, abusant de son droit de gérance en forçant des infirmières des soins intensifs de l’hôpital de Joliette à rester au travail faute de remplaçantes. L’article 46 de la Charte énonce en effet que « toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique ».

Dans sa défense, l’employeur a évoqué des changements organisationnels, une pénurie de main-d’œuvre, des efforts de recrutement et de rétention soutenus, mais infructueux ; ce qui n’est guère surprenant vu les 14 périodes de temps supplémentaire obligatoire subies par cette équipe d’infirmières en un mois.

Rappelons que le temps supplémentaire obligatoire consiste en une pratique de discorde qui est aux antipodes de l’attraction et de la rétention du personnel, et qu’elle devrait plutôt être mise de côté avant tout effort de recrutement.

Dans la foulée de ces « efforts », la preuve révèle que l’employeur a déboursé la somme de 5000 $ à une agence privée de placement de personnel pour lui acheter le contrat de travail d’une infirmière et « s’assurer qu’elle reste dans l’organisation ». 

Ainsi, plutôt que de planifier rigoureusement ses besoins de main-d’œuvre pour faire face à l’agrandissement de son unité de soins intensifs (quatre lits) – changement qui serait à l’origine des problèmes vécus –, l’employeur a préféré repousser l’affichage des postes en raison de problèmes budgétaires mystérieux, pourtant résolus pour l’achat à fort prix du contrat de cette ressource externe au privé.

Selon la preuve, l’arbitre a retenu le témoignage d’une infirmière ayant travaillé « un total de 75 heures sur une période de sept jours consécutifs, dont plus de 50 heures de travail [avaient été] effectuées avant l’imposition du temps supplémentaire obligatoire par l’Employeur ». Sept jours sans congé, dont trois quarts de travail en temps supplémentaire, et plusieurs nuits raccourcies… Des nuits si courtes qu’à la fin du temps supplémentaire obligatoire en litige, cette dernière avait préféré passer la nuit dans sa voiture, dans le stationnement de l’hôpital, au mois de février, parce que son état de fatigue mettait en péril sa vigilance au volant, mais également pour arriver à temps le lendemain matin pour son quart de travail normal.

Notons qu’il est question ici d’une infirmière cumulant 35 années d’expérience aux soins intensifs qui était « déchirée entre son devoir de ne pas abandonner un patient […], son dévouement à l’équipe, ses obligations déontologiques et la fatigue pouvant mettre en péril la qualité du service ». 

Voilà ce dont il était question, voilà ce que nos projets de recherche ont permis de mettre au grand jour depuis nombre d’années, voilà ce que rapporte l’arbitre Garzouzi dans ce document criant de vérité.

Jugement favorable aux infirmières

Dans son jugement, Me Garzouzi a concédé à l’employeur que des contraintes opérationnelles le forçaient à imposer un temps supplémentaire obligatoire, mais qu’à « la lumière de ces circonstances, dans le cas de [cette infirmière], le droit de gérance de l’employeur a été exercé de façon abusive, créant ainsi des conditions de travail déraisonnables au sens de la Charte ».

Dans nombre de cas, l’assignation au temps supplémentaire obligatoire contrevient à la Charte des droits et libertés de la personne.

Si les tribunaux rendent peu de décisions de ce genre, c’est qu’il vaut mieux, pour l’employeur, dissimuler cette triste pratique et régler les litiges à l’amiable et de façon confidentielle.

Madame McCann, si, comme vous le dites, vous avez à cœur la santé physique et psychologique des infirmières, faites-nous rapidement part des stratégies que vous comptez mettre en place pour éradiquer le temps supplémentaire obligatoire et éradiquez-le dès maintenant. 

Permettez aux infirmières de tourner la page et faites part à la population de votre plan pour sanctuariser l’exercice de la profession infirmière et la rendre à nouveau attrayante. Certes, nous apprécions votre changement de ton, mais un simple changement de ton ne suffit pas – il faut maintenant agir. 

Le temps supplémentaire obligatoire n’est pas une fatalité. L’abolition de cette pratique qui alimente la détresse et le cynisme est la prémisse qui ouvrira la voie à l’amélioration de la qualité de vie au travail des infirmières et de la qualité des soins.

* Patrick Martin est également chercheur à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec.

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