Chronique

Si l’école était importante (13)

Hier, le ministre de l’Éducation Sébastien Proulx s’est levé à l’Assemblée nationale pour corriger ce qu’il avait affirmé la veille, à savoir que son ministère n’a pas de règles gonflant artificiellement les notes des élèves québécois.

À 58 %, a précisé le ministre en réponse à des questions du député péquiste Alexandre Cloutier, oui, c’est vrai, le Ministère arrondit à 60 %.

Cette admission de M. Proulx le réconcilie en quelque sorte avec le réel qu’il niait la veille, sans doute parce qu’il ignorait la pratique.

Pour l’observateur peu attentif, « arrondir » une note de 58 % à 60 % – la note de passage – peut sembler inoffensif.

Malheureusement, la culture du gonflage des notes et du dégonflage des critères est présente dans tout le réseau scolaire. Ça commence dans les relations entre les profs et leur direction.

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Fin 2015, j’ai utilisé ma page Facebook pour lancer un appel à tous aux profs du Québec. Je leur demandais de m’éduquer sur ce phénomène d’inflation des notes. Des dizaines de profs m’ont répondu pour m’expliquer le stratagème.

Évidemment, si un seul de ces profs sortait à visage découvert sur la place publique pour expliquer ces stratagèmes, on le sanctionnerait en fessant dessus avec le fameux « devoir de loyauté » des conventions collectives.

Voici un échantillon des réponses que j’ai reçues :

– C.R., à propos d’une élève ayant reçu une note de 57 % : « Pour éviter une plainte de la mère au protecteur de l’élève, l’enseignante a accepté que l’élève reçoive la note de passage. En passant, le système informatique arrondit une note de 58 % à 60 %. »

– Isabelle S. : « À la fin de l’année, la direction nous rencontre pour vérifier nos notes. Le p’tit minou a eu 57 % ? “Mets-lui 58, pour que l’ordinateur arrondisse automatiquement à 60” ! Il a 56 % ? On nous dit : “C’est proche du 57, qui est lui-même proche de 58 et donc de 60 % !” »

– Sophie D. : « Un élève à 57 % passe : le système informatique a été programmé pour lui mettre 60 %. »

– Karine C. : « Notre système informatique arrondit à la hausse toute note située entre 55 % et 59 %. » Et : « La note 0 pour un travail non remis ou une absence à une évaluation n’est plus possible : le système entre automatiquement 28 %. »

On m’a même donné le nom d’un de ces logiciels utilisés pour « gérer » les notes des élèves et transformer comme par magie des échecs en succès, Monsieur le Ministre. Faites-moi signe, je vous le refilerai…

– A.L. : « Un 57 % peut être haussé à 60 %. Ou alors baissé à 55 %, pour éviter une confrontation avec les parents. » Et il y a la pression des directions, qui culpabilisent les profs dont les classes ont des moyennes trop basses. A.L. fait un lien avec la mise en marché des écoles, qui passent par les journées « portes ouvertes » pour recruter : « Dans les réunions préparatoires, dit-elle, on parle de “clientèle”, et non d’élèves. On nous demande ce qu’on peut faire pour “vendre” l’école. »

– Olivier M. a collé 0 % à un élève pour avoir triché dans un test. Sa direction a imposé une reprise du test. Sauf que l’élève ne s’est pas présenté à la reprise !

« La direction m’a ordonné de donner à l’élève la note qu’il a eue dans le test auquel il a triché », raconte le prof. Pourquoi ? « Parce qu’il a un parent-roi qui se plaint à répétition. Certains élèves décrochent leur diplôme parce que leurs parents ont fait leur réputation auprès des profs : mieux vaut lui donner son 60 % pour que le parent ne nous achale pas. »

– Une prof de la commission scolaire des Navigateurs : « Sachez qu’un enseignant qui fait passer tous ses élèves est aimé des parents et de sa direction. »

– Un enseignant de la commission scolaire de Montréal avait en 2014-2015 deux élèves suivis en orthopédagogie. On l’a pressurisé pour qu’il gonfle les notes de ces deux élèves. Il cite sa directrice qui lui a dit : « Il y a beaucoup de demandes pour les services en orthopédagogie cette année, je te demanderais de comprendre qu’il y a des besoins plus sérieux dans les autres classes. »

Les notes d’élèves en orthopédagogie sont passées à 65 %, comme par magie, hors de la zone « critique » qui rend admissible à l’aide professionnelle : plus besoin de les faire suivre en orthopédagogie…

– R.D. a enseigné trois cours dans un cégep, en 2010, à titre de contractuel. « J’ai donné plusieurs échecs à la première production écrite. Sur 120 élèves, on parle d’une quinzaine d’échecs. » Résultat : des élèves ont fait des plaintes formelles à la direction contre R.D… Et la direction a offert une oreille sympathique à ces récriminations, dit le prof. « La direction m’a entre autres reproché d’avoir donné zéro à deux élèves. »

Le contrat de ce prof n’a pas été renouvelé. Il a eu sa leçon : « La prochaine fois, je ne vais donner aucun échec pour sauvegarder mon emploi et pour le bien-être de ma famille. »

– A.M. : « En 2012, j’ai donné des cours d’été à des élèves qui avaient échoué à leur deuxième année du secondaire. J’ai donné “échec” à deux élèves. J’ai su que la direction a quand même intégré ces deux élèves en secondaire 3. »

– C.L., enseignante au nord de Montréal : « Depuis 2014-2015, nos directeurs nous rencontrent pour qu’on justifie chaque élève ayant de mauvaises notes. On veut savoir en détail ce que nous avons fait pour aider l’élève… Et non pas ce que l’élève a omis de faire ! Bref, si les résultats de nos élèves sont mauvais, c’est que les profs n’en ont pas fait assez. Il est tentant de gonfler nos résultats. »

Voilà. Chacun de ces témoignages est appuyé par de nombreux autres qui les recoupent, et que je n’ai pas cités.

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Cette mascarade est un stratagème des bureaucraties pour gérer les apparences. La direction n’a pas de parents fâchés à gérer et peut revendiquer les mêmes « succès » que l’école voisine (qui maquille, elle aussi, ses notes). La commission scolaire, elle, peut revendiquer des taux de diplomation qui sont synchro avec ceux de ses voisines…

Mais les élèves, eux, ne sont pas mieux formés parce qu’on a maquillé leurs notes et leurs bulletins. Ils ne savent pas davantage l’année de l’arrivée de Jacques Cartier sur nos côtes, quand utiliser « er » plutôt que « é », comment appliquer la règle de trois ou comprendre à 100 % une chronique d’Yves Boisvert.

Une prof m’a dit un truc à la fois tragique et vertigineux : « On produit des analphabètes fonctionnels. »

Car ne l’oublions pas : les 53 % de Québécois qui sont analphabètes fonctionnels ne sortent pas d’une colonie vivant sous terre. Ils sortent des classes menées par les profs que j’ai cités ci-dessus. De nos écoles.

Reste que le maquillage des notes est le symptôme d’un mal, pas le mal lui-même.

Si cette culture existe, c’est que les élèves qui traînent la patte académiquement – qui ont de la misère à lire, à écrire, à compter – sont assez nombreux pour imposer ce nivellement par le bas dans les écoles. Même si le ministre Proulx ordonnait demain matin que cesse tout gonflage des notes dans les écoles du Québec, celles-ci continueraient à produire des analphabètes fonctionnels à la pelletée.

Le drame, le mal, il est là.

Et la question, elle, reste entière : pourquoi tolérons-nous cela ?

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