L’avis du nutritionniste

Stigmatiser l’obésité pour vendre des petits fruits

Une publicité de l’entreprise allemande Edeka, qui gère des marchés d’alimentation, a été vue plus de 35 millions de fois depuis sa mise en ligne la semaine dernière.

La vidéo présente l’histoire d’un garçon vivant dans un monde où tous sont obèses. Les habitants de son village se nourrissent uniquement d’une bouillie verdâtre. Pendant un repas familial, le jeune homme aperçoit un oiseau sur le bord de la fenêtre. Il quitte la table, laissant la purée – et sa famille – en plan, pour suivre son nouveau rêve : voler.

Il tente d’abord cet exploit à l’aide d’une grappe de ballons multicolores gonflés à l’hélium, mais la corde – qui pourrait pratiquement servir à amarrer un bateau – se rompt sous son poids. Ses essais avec un cerf-volant et des ailes en carton se soldent par des échecs similaires. 

En suivant l’oiseau au haut d’une colline, il observe ce dernier en train de se nourrir de baies sauvages, qu’il décide de goûter. C’est le moment d’illumination. Il découvre le plaisir de manger des petits fruits, ce qui lui permet de maigrir et de s’envoler grâce à des ailes construites en papier journal. Il survole alors son patelin où les villageois obèses, cloués au sol, le regardent. La pub se termine sur des notes triomphantes et cette phrase : «  Mangez comme la personne que vous désirez devenir.  »

Plusieurs perçoivent, dans ces deux minutes, le message inspirant d’un jeune homme qui se détache de la norme sociale – représentée ici par l’obésité et l’alimentation infecte – afin d’accomplir ses rêves. Soit. Mais avant d’analyser la métaphore, entendons-nous sur le fait que l’entreprise agroalimentaire envoie un message assez clair. Elle décrit d’ailleurs la vidéo, sur son site, comme symbolisant les bénéfices d’une saine alimentation. (Je pensais que c’était Red Bull qui donnait des ailes…)

Je suis évidemment pour la promotion des aliments frais, mais malheureusement, l’image utilisée pour véhiculer ce message n’est pas aussi anodine que certains le croient. En fait, la publicité témoigne parfaitement de la stigmatisation dont sont victimes les personnes obèses dans notre société.

LES GROS SONT…

La stigmatisation du poids, c’est le fait d’entretenir des préjugés, des mythes, des croyances et des stéréotypes négatifs envers les personnes qui ont un surplus de poids ou qui sont obèses. Ce concept est souvent montré du doigt, dans le langage populaire, sous le terme «  fat shaming  ».

Plusieurs études se sont penchées sur la discrimination à l’égard du poids. Par exemple, des chercheurs ont évalué comment les gens en surpoids et obèses sont présentés à la télévision et au cinéma. Ceux-ci sont dépeints négativement et sont associés à des caractéristiques telles que paresseux, stupides, incompétents, sans autodiscipline, peu attirants et sans amis.

Pour en rajouter une couche, ils sont les victimes de blagues et de moqueries. On les présente plus fréquemment en train de manger ou de se goinfrer de malbouffe, comparativement aux gens minces.

Non seulement cette publicité montre les personnes obèses comme étant celles qui ont échoué, mais elle perpétue aussi des croyances erronées à l’égard de l’obésité et de la perte de poids qui sont déjà profondément ancrées au sein de la population, ce qui entretient un climat de préjugés.

Il n’a fallu que des petits fruits et un peu de motivation au garçon pour perdre le poids nécessaire à l’atteinte de son objectif. C’est donc que le problème de poids des gens obèses est causé par un simple manque de volonté. Après tout, «  ils ont juste à mieux manger et à lever leur derrière du sofa s’ils veulent maigrir  !  »

Pourtant, l’obésité est un phénomène beaucoup plus complexe que «  trop/mal manger  » et «  ne pas bouger assez  ».

Il est bien démontré que même lorsqu’on soumet des gens à la même intervention pour perdre du poids, tous n’obtiendront pas un résultat similaire.

On a tous un corps et un poids naturel différents. Les facteurs génétiques, socioéconomiques et environnementaux sont fréquemment minimisés comparativement à la responsabilité individuelle. Si tu es gros, c’est de ta faute, point.

Et puisque ces préjugés sont aussi répandus dans les médias, ils sont considérés comme socialement acceptables et ils se transposent dans la vie de tous les jours. Les gens obèses et en surpoids sont ainsi victimes de discrimination à l’école, au travail, dans le milieu médical et même au sein de leur propre famille.

Par exemple, à compétences égales, les gens obèses ont moins de chances d’être embauchés pour un emploi et d’obtenir une promotion et ont plus de risques d’être victimes d’un licenciement injuste. Ils gagnent également un salaire moindre  ; des chercheurs ayant même estimé en 2011 que chaque point supplémentaire d’indice de masse corporelle (IMC) était lié à une baisse de 1,83 % du salaire horaire.

Oui, l’obésité est associée à différents problèmes de santé. Et oui, une alimentation composée de produits frais et peu transformés – pas juste des petits fruits  ! – fait certainement partie de la solution. Mais ces messages ambiants ne constituent pas une motivation efficace. Au contraire, ils affectent directement la santé des membres de ce groupe de la population en les stigmatisant.

Lorsqu’ils se sentent victimes de discrimination, ces derniers sont davantage à risque de souffrir d’une mauvaise relation avec leur corps et les aliments et de troubles alimentaires, et même de diminuer le temps qu’ils accordent à l’activité physique.

Promouvoir la saine alimentation est une mission louable, certes, mais je ne crois pas que ce soit en visant directement un groupe de gens et en laissant tomber toute la responsabilité sur leurs épaules que nous arriverons réellement à améliorer la situation ni que nous leur ferons manger plus de petites baies sauvages.

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