La pilule qui dit tout
C’est la non-prise de médicaments qui a motivé l’entreprise californienne Proteus Digital Health à concevoir ce capteur numérique commercialisé par la société pharmaceutique japonaise Otsuka depuis un mois aux États-Unis.
Jusqu’à un patient sur deux, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ne prendrait pas ses médicaments tels que prescrits – résultats compilés entre autres dans l’étude « Adherence to Long-Term Therapies ». Des oublis ou des refus, dans certains cas, qui peuvent évidemment engendrer des coûts de santé importants – en particulier dans le cas de maladies chroniques.
C’est dans ce contexte que le capteur numérique a été conçu et testé notamment auprès de patients souffrant de maladies cardiaques, d’hypertension, de diabète et d’hépatite C, autant de conditions qui exigent un suivi médical régulier.
« La non-observance des traitements médicaux est un phénomène réel, nous dit le Dr Alain Vadeboncoeur, urgentologue et chef du service de médecine d’urgence de l’Institut de cardiologie de Montréal. Mais là, on va pas mal plus loin que la dosette ou le pilulier. Il faut d’abord s’assurer que le capteur est sécuritaire, mais il faut surtout se poser la question : est-ce qu’on a des résultats cliniques ? Est-ce que ça va vraiment avoir un impact sur la santé ? »
Proteus Digital Health planche sur cette technologie depuis 12 ans grâce à des investissements privés d’environ 400 millions. Elle vient de lancer sa première pilule numérique avec l’antipsychotique Abilify MyCite, mais elle espère maintenant faire affaire avec d’autres compagnies pharmaceutiques pour homologuer d’autres médicaments en version numérique.
Aucune démarche n’en encore été faite auprès de Santé Canada, Proteus préférant se concentrer sur le marché américain.
« On peut savoir si et quand le patient a pris sa médication. »
— Emily Fox, directrice des communications de Proteus Digital Health
« Le patient lui-même peut savoir à quel moment il a pris sa dernière dose et à quel moment il doit prendre la suivante, poursuit Mme Fox. On peut aussi identifier les moments d’activité et de repos du patient, ce qui pourrait être intéressant. »
Le capteur fait de cuivre, de magnésium et de silicone – de la taille d’un grain de sable – « génère un signal électrique au contact des fluides de l’estomac », nous explique Emily Fox. Un bandeau porté du côté gauche de la cage thoracique capte ce signal et achemine les données sur une application mobile que peuvent consulter le patient, ses proches aidants ou son médecin traitant.
Le patient doit évidemment accepter de prendre ce médicament numérique – il n’est pas donné à son insu, insiste la porte-parole de l’entreprise. « C’est fait sur une base volontaire. »
D’où l’étonnante décision de commercialiser dans un premier temps un antipsychotique, l’Abilify, sachant que de nombreuses personnes souffrant de troubles bipolaires ou de schizophrénie refusent de prendre leur médication – soit parce qu’elles se sentent bien, soit parce qu’elles sont en crise, soit en réaction aux effets secondaires.
Le psychiatre Gilles Chamberland, lui, ne s’en étonne pas, estimant que la version numérique de l’antipsychotique peut être utile dans certains cas.
« Il y a des patients qui n’ont pas l’impression qu’ils ont besoin de la médication, mais pour qui le médicament est extrêmement important – pour leur sécurité et pour celle d’autrui, explique-t-il. Au point où, dans certains cas, on est obligé d’obtenir une ordonnance d’un tribunal pour les obliger à prendre ces médicaments », détaille le Dr Chamberland, qui dirige les services professionnels à l’Institut Philippe-Pinel.
Les traitements imposés consistent dans ces cas à leur donner des injections toutes les deux ou quatre semaines. « Le médicament va être injecté dans un muscle, qui va le libérer tranquillement, explique le Dr Chamberland. Le problème, c’est que c’est beaucoup moins précis comme façon de traiter et ce ne sont pas tous les médicaments non plus qui peuvent être injectés. »
En quoi la version numérique du médicament pourrait-elle être utile ? « Après quelques injections, les patients vont mieux et ils réalisent la nécessité et les bienfaits de la médication. C’est à ce moment-là, dans cette transition vers un retour à la médication orale, que l’Abilify numérique pourrait être utile. Je suis persuadé que la majorité des patients choisiraient de le prendre sous cette forme plutôt qu’en injection. »
Le Dr Vadeboncoeur soulève la question éthique d’un tel traitement. « Je comprends que ça peut être une méthode de renforcement, comme le pilulier. Mais la question du consentement est évidemment primordiale, parce que sinon, c’est de la surveillance excessive. Il ne faut pas oublier non plus que les gens ont le droit de prendre ou non leur médication. »
« Dans le domaine de la psychiatrie, les gens ne réalisent pas à quel point ils sont affectés par la maladie, donc ils sont nombreux à refuser les traitements, analyse de son côté le Dr Chamberland. Dans cette phase-là, si on peut s’assurer que le patient a pris sa médication grâce à une technologie pareille, c’est intéressant. »
Sur le plan éthique, le Dr Chamberland ne croit pas que le fait de savoir si un médicament est pris ou non soit une violation de la confidentialité si importante.
« Il faut s’assurer que ces inventions-là ne recueillent pas plus d’informations que la molécule censée être prise par le patient. Après, les compagnies d’assurance ont déjà un assez grand pouvoir de consulter les dossiers. À partir du moment où les patients acceptent de recevoir une compensation de leur compagnie d’assurance, ils renoncent à une partie de cette confidentialité. C’est sûr qu’après, elles veulent s’assurer qu’elles ne paient pas pour rien. »