déprise agricole

Des mariages nouveau genre

Les fermiers québécois vieillissent et n’ont souvent pas de relève. Et les jeunes qui sortent chaque année des écoles d’agriculture n’ont pas les moyens d’acheter leurs terres.

Cette triste réalité se fait sentir avec une acuité particulière dans les régions où la valeur des terres est dopée par l’afflux dans les campagnes de riches gentlemen-farmers, plus intéressés par les vues panoramiques que par le travail de la terre.

C’est le cas dans la MRC de Brome-Missisquoi, qui fait le pont entre la Montérégie et les Cantons-de-l’Est, des plaines fertiles de la région de Farnham aux montagnes de Sutton, entre l’autoroute 10 et la frontière américaine.

« Le prix des terres a explosé parce qu’on est situés entre Montréal et Sherbrooke, explique Leslie Carbonneau, de la MRC de Brome-Missisquoi. Dans le prix d’achat, on paie pour la propriété, mais aussi pour la partie spéculation, qui s’ajoute à la valeur foncière. »

Pour tenter de résoudre ce casse-tête, la MRC a innové en créant il y a trois ans une banque de terres. « Le projet est né de la volonté de faciliter l’accès aux terres agricoles pour les jeunes et du désir de garder dynamiques les terres agricoles », dit Mme Carbonneau.

Officiellement, cette jeune femme est « agente de la banque de terres ». Officieusement ? Elle est une marieuse. C’est elle qui doit déceler les atomes crochus entre les aspirants agriculteurs qui cognent à sa porte et les fermiers établis qui cherchent un partenaire ou un locataire.

« C’est génial, la banque de terres », dit Éloïse Racine, qui s’est installée cette année sur une parcelle inutilisée d’un verger de Dunham, où elle exploitera à compter de l’an prochain une ferme maraîchère.

« J’ai vraiment aimé le pont que ça fait entre les propriétaires et nous qui commençons dans la vie. Je n’avais jamais acheté de maison, n’étais jamais allée chez le notaire. Être accompagnée par quelqu’un qui comprend le processus dans lequel tu es, c’est vraiment utile. »

— Éloïse Racine, qui s’est installée cette année sur une parcelle inutilisée d’un verger de Dunham

Vingt « mariages » ont été célébrés jusqu’à présent. Trente-cinq terres sont actuellement proposées sur le site de la banque de terres et 75 l’ont été depuis le début du projet. L’idée a fait des petits : près d’une demi-douzaine d’autres MRC, dont celles de Memphrémagog et du Val-Saint-François, juste à l’est, ont lancé leur propre banque de terres.

UN PARADOXE

L’arrivée massive de néo-ruraux dans certains secteurs a eu un effet inflationniste majeur, confirme Patricia Lefèvre, présidente du Groupe de réflexion et d’action sur le paysage et le patrimoine (GRAAP), dont les travaux ont mené à la création de la banque de terres. « La valeur de ces terres est associée à leur valeur paysagère, qui est déconnectée de leur valeur agricole : tu ne peux pas cultiver [de façon rentable] une terre qui te coûte 10 000 $ ou 20 000 $ l’acre. »

Or, c’est l’agriculture, en ouvrant des percées dans les terres boisées, qui a modelé les paysages de la région. Le paradoxe ne saurait être plus clair : « Les gens achètent des propriétés pour les vues et les beaux paysages, mais au fil du temps, puisqu’ils délaissent l’agriculture, ils sont en train de perdre la raison pour laquelle ils sont venus s’établir dans la région », dit Leslie Carbonneau.

Mme Lefèvre donne l’exemple de Sutton, où « la grosse vague d’enfrichement est déjà passée ». « Le paysage s’est énormément refermé, dit-elle. Le chemin Scenic (c’est-à-dire pittoresque) est boisé des deux côtés. Il n’y a pratiquement plus de vues. Il ne s’appelait pas Scenic pour rien ! »

Plusieurs néo-ruraux sont conscients des risques qui pèsent sur leur coin de paradis.

« Nous ne voulons pas juste une communauté de gens qui viennent ici le week-end seulement. Ce n’est pas vivant et ce n’est pas durable. Si on ne relance pas l’agriculture, on sera en grande difficulté. »

— Bruce Smith, agronome de 68 ans qui habite Bolton-Ouest, à l’extrême nord-est de la MRC, depuis une vingtaine d’années

La banque de terres pourrait, selon lui, contribuer à régler ce problème, un avis que partage Marc Lepage, propriétaire d’une terre d’une centaine d’acres à Bolton-Ouest, qu’il n’exploite pas pour l’instant. « De jeunes fermiers pourraient louer ma terre et essayer de faire leur vie avec ça, de développer leur expertise et de mettre un peu d’argent de côté pour acheter leur propre terre après 10 ans », dit-il.

Le hic, c’est qu’il ne suffit pas qu’une terre soit dans la banque de la MRC pour qu’elle soit attirante. Et contrairement aux terres de l’ouest et du centre de la MRC, celles de Bolton-Ouest, par exemple, restent des terres marginales, en altitude et souvent rocailleuses. Aucune des quatre terres de la municipalité présentement offertes – dont celles de Bruce Smith et de Marc Lepage – n’a trouvé preneur jusqu’ici.

UN OUTIL PARMI D’AUTRES

Une banque de terres comme celle lancée par la MRC de Brome-Missisquoi peut-elle aider à préserver les paysages ? Nous avons posé la question à Gérald Domon, directeur scientifique associé à la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal.

« Je pense que oui. Les bénéfices sont plus grands que ce que j’estimais, notamment sur le plan social. Le nombre d’agriculteurs diminue beaucoup et certaines municipalités ont des problèmes de dévitalisation socio-économique. Alors l’arrivée de jeunes agriculteurs avec des enfants est une dimension extrêmement importante. J’ai toutefois dû nuancer mes attentes initiales. La banque de terres n’est qu’un des outils. Il en faut d’autres. Pour Brome-Missisquoi, ce qui est privilégié, c’est plus une agriculture de proximité qui va profiter de la présence de néo-ruraux et d’urbains : paniers bio, production de miel, d’agneau. Ce n’est pas à aussi grande échelle que la production laitière d’antan. On n’occupera jamais le même espace qu’avant. »

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