guy rocher

Il a transformé le Québec

La vie de Guy Rocher est indissociable de l’histoire de la Révolution tranquille. Ce sociologue formé à l’Université Laval et à Harvard a un parcours fascinant. Il a étudié avec les meilleurs, a fait des rencontres déterminantes, a participé à la transformation de notre système d’éducation. À 94 ans, il est le seul commissaire encore en vie de la célèbre commission Parent. Pierre Duchesne vient de consacrer deux ans et demi à la biographie de ce pionnier de la sociologie. Ex-journaliste à Radio-Canada et ex-ministre de l’Enseignement supérieur dans le gouvernement de Pauline Marois, il est également l’auteur d’une captivante biographie de Jacques Parizeau. Nous avons rencontré les deux hommes.

Qu’est-ce qui vous intéressait chez Guy Rocher ?

Pierre Duchesne : Pour faire une biographie intéressante, il faut trouver un individu qui a mis son empreinte à plusieurs moments dans l’histoire du Québec. Je trouvais que M. Rocher était un bel exemple. C’est le dernier survivant de la commission Parent, une référence. Sa vie m’a permis d’évoquer plusieurs aspects de l’histoire du Québec. Il est né en 1924, il a été jeune homme dans les années 40. C’est le Québec catholique, familial. Il a perdu son père à 8 ans et sa mère a fait une dépression. Son frère et lui ont été pensionnaires. C’était quand même assez inusité à l’époque. Le cours classique a été une bouée de sauvetage pour lui.

Dans les années 40, vous étiez membre de la Jeunesse étudiante catholique (JEC). C’est une époque où il semblait régner une incroyable ébullition des idées au Québec.

Guy Rocher : Les mouvements d’action catholique étaient LE mouvement des jeunes, il n’y en avait pas d’autres. La JEC était dans tout le Québec, toutes les écoles, à tous les niveaux : primaire, secondaire, université. C’était un mouvement anticlérical avec une pensée sociale qui était moins communautaire, plus individualiste. Il y avait aussi une recherche spirituelle et intellectuelle. À l’époque, le carcan québécois était quand même lourd – le traditionalisme, le cléricalisme, le papisme… –, on sentait qu’il fallait que tout ça éclate. Alors oui, il y avait une ébullition.

P.D. : Cela dit, je ne suis pas sûr qu’il y avait une si grande vitalité dans le Québec de l’époque. Dans l’ensemble, c’était assez homogène. Mais Guy Rocher est allé là où ça bougeait. D’ailleurs, quand on regarde les noms de ceux qui étaient dans les JEC, c’était des futurs leaders : Alfred Rouleau va diriger le Mouvement Desjardins, Daniel Johnson va devenir premier ministre, Gérard Pelletier sera un ministre important, Claude Ryan aussi. Tous ces gens vont jouer un rôle crucial dans la société québécoise.

G.R. : J’ajouterais que les JEC étaient très développées dans les écoles de filles et donc, c’est le premier mouvement où femmes et hommes travaillaient ensemble, ce qui gênait les évêques [rires]. C’était un vrai exemple d’égalité.

Guy Rocher a étudié à Harvard, voyagé en Europe, côtoyé des intellectuels de réputation internationale. Est-ce qu’il aurait pu faire carrière ailleurs qu’au Québec ?

P.D. : Il faut revenir sur le contexte qui l’a poussé vers les États-Unis, car il est très révélateur de sa personnalité. Il a toujours été tiraillé entre l’action et la vie intellectuelle. Étudiant à l’Université Laval, il organise une collecte de fonds pour les grévistes de l’amiante, une grève qui a un profil national en raison de l’opposition au premier ministre Duplessis. Le recteur de l’université, qui craint de voir ses subventions réduites en guise de représailles, est très fâché contre M. Rocher et refuse qu’il devienne professeur au sein de son établissement. C’est dans ce contexte que ce dernier se rend à Harvard avec, en poche, une lettre du père Georges-Henri Lévesque [NDLR : considéré comme le père de la sociologie au Québec] qui lui permet d’être admis et de travailler auprès du grand Talcott Parsons. Tout au long de ses études, le père Lévesque verra à ce que le jeune homme ne manque jamais d’argent.

G.R. : Mon ambition était de participer au développement des universités ici, au Québec. Quand je les comparais avec ce que j’avais vu à Harvard, je les trouvais très en retard. Si le recteur n’était pas revenu sur sa décision, je serais probablement resté à Harvard où j’avais commencé à apprendre le russe et à m’intéresser à la Russie, sujet très à la mode à l’époque.

Dans le livre, on apprend avec surprise qu’il a fallu pratiquement vous tordre le bras pour que vous participiez aux travaux de la commission Parent.

G.R. : [rires] C’est vrai, je ne voulais pas. Je considérais que je n’étais pas compétent, je ne connaissais pas l’éducation. Paul Gérin-Lajoie m’a répondu : « Je ne veux pas des spécialistes, ils ont déjà toutes les réponses. Je veux des gens qui sont prêts à questionner. » Mais je venais de quitter Québec pour l’Université de Montréal où j’avais de nouvelles responsabilités en tant que directeur d’un département. J’avais l’impression que si j’acceptais le poste de commissaire, je trahissais mon nouvel engagement. Et puis, je commençais à écrire Introduction à la sociologie générale… Paul m’a dit : « C’est pas long, deux ans, tu reprendras tes travaux après. » Finalement, la commission a duré presque cinq ans…

Étiez-vous conscients que vous faisiez l’histoire ?

G.R. : Dans la commission Parent, oui. En proposant de créer le ministère de l’Éducation, nous avions conscience d’entreprendre des changements qui allaient marquer l’histoire du Québec. On avait le sentiment d’une grande liberté, qu’on pouvait aller très loin.

P.D. : Une des forces de la commission, c’était le contexte social. La société voulait des changements, les gens étaient tannés d’un système d’éducation dans lequel les enfants étaient mal formés. Les livres populaires à l’époque, c’étaient l’essai Comment on abrutit nos enfants de Solange et Michel Chalvin ou Les insolences du frère Untel. Jean Lesage avait été réélu avec un mandat fort en 1962, ce qui montrait que les grandes orientations de son équipe étaient acceptées par la population. Tout ça a donné de la force à un ministre de l’Éducation, Paul Gérin-Lajoie, déjà très déterminé.

Est-ce que les cégeps sont le plus grand héritage de la commission Parent ?

G.R. : C’est l’institution qui est la plus près des intentions de démocratisation de la Révolution tranquille. On a beaucoup évolué ensuite. Il s’est formé une classe intellectuelle qui n’existait pas il y a 50 ans. Depuis quelques années, je travaille plutôt avec les cégeps et je suis toujours étonné de ce qu’ils sont devenus et de la qualité des enseignants. La plupart ont une maîtrise, un nombre croissant ont un doctorat, on y fait de la recherche. En région, les cégeps sont des piliers du développement économique, culturel et social. Ils font partie du milieu alors que nos collèges classiques étaient fermés sur eux-mêmes. Parfois, je me dis que j’aimerais bien que les autres membres de la commission Parent soient ici pour voir tout ça.

Guy Rocher, Tome 1 (1924-1963)

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Pierre Duchesne

Québec Amérique

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