Où est Yohanna ?

L’ESPOIR BRISÉ

Le message privé a surgi un vendredi soir d’août dans la boîte de réception de la page Facebook consacrée à Yohanna Cyr. Trente-huit ans après la disparition de sa fille, Liliane Cyr ne s’y attendait pas. Elle ne s’y attendait plus. Le message, en anglais, disait à peu près ceci : « Je ne veux pas m’imposer dans ta vie ou te faire de la peine, mais j’aimerais que les enquêteurs affectés au dossier de Yohanna entrent en contact avec moi. »

Lilly a tout de suite questionné sa mystérieuse correspondante : savait-elle quoi que ce soit à propos de Yohanna ? « Elle m’a répondu en me demandant si ma fille avait une marque de naissance en forme de Y entre l’index et le majeur. »

Elle en avait une.

« Je pense que je suis peut-être Yohanna », a pianoté sa correspondante. Pendant un moment, Lilly est restée figée devant son écran, incapable de réagir. Elle a hélé sa fille cadette, Vera. « On a cliqué sur sa photo de profil pour l’agrandir. Elle ressemblait à Vera. Ses enfants ressemblaient à mes petits-enfants… »

La trentenaire habitait en Géorgie, à 25 heures de route de Montréal. Seule métisse dans une famille blanche, elle s’était toujours interrogée sur ses origines. Selon la version officielle, sa mère était tombée enceinte de son amant de l’époque, un Afro-Américain. Mais l’histoire restait nébuleuse, et lorsqu’elle tentait d’en savoir plus, ses parents éludaient la question.

D’autres faits troublants ont contribué à semer le doute dans son esprit. « Ses frères et sœurs avaient des photos d’eux bébés, mais pas elle. À 18 ans, quand elle a passé son permis de conduire, on lui a dit que son certificat de naissance avait été falsifié », raconte Lilly.

Tout cela a amplement suffi pour que l’Américaine subisse un test d’ADN. En attendant les résultats, elle a correspondu avec Lilly sur Facebook. Pendant deux mois, les deux femmes se sont écrit tous les jours. Entre elles, un lien s’est créé. Plus Lilly en apprenait sur l’Américaine, plus elle avait l’impression qu’il s’agissait bien de sa fille. « Parfois, quand je lui écrivais, je me retenais de ne pas l’appeler Yohanna. Ça venait tout seul. »

Mardi dernier, Lilly a reçu un appel de Patrick Bergeron, responsable du dossier de Yohanna au Réseau Enfants-Retour. Elle l’a tout de suite senti hésitant au bout du fil.

— Salut, Lilly. Es-tu chez toi ?

— Oui…

— Es-tu toute seule ?

— Shoote, Patrick ! Pourquoi tu m’appelles ?

— Bien, c’est malheureux… on a eu le résultat…

— C’est négatif ?

— Oui. Je m’excuse.

Déçue, Lilly ne s’est toutefois pas écroulée. Pas cette fois. Ce scénario, elle l’avait déjà vécu. En 2004, une autre Américaine, Angela Brett Crawford, avait cru être Yohanna. La résidante de Palm Springs, en Californie, ressemblait à s’y méprendre au portrait de Yohanna réalisé à partir de ses photos de bébé. « J’avais vu ma fille en elle. J’en étais vraiment convaincue. »

Mais Angela n’était pas sa fille. « À l’époque, Lilly était anéantie, se souvient Pina Arcamone, directrice générale du Réseau Enfants-Retour. Quand la nouvelle était tombée, c’est comme si elle avait perdu son enfant une deuxième fois. »

Pour éviter une autre cruelle déception, Lilly s’était juré de rester sur ses gardes, cette fois, de ne pas s’emballer trop vite. Au cours des dernières années, elle avait d’ailleurs tenté de se construire une carapace et de se convaincre que Yohanna était morte. En 2012, elle a même obtenu une déclaration de décès du tribunal, dans l’espoir de tourner la page une fois pour toutes.

Ça n’a pas fonctionné. « As-tu déjà essayé d’enterrer quelqu’un sans savoir s’il est mort ou vivant ? Je ne suis pas capable. »

***

« Ce bébé aurait été VENDU AUX É.-U. ! », hurlait la manchette publiée à la une du Journal de Montréal, le 23 septembre 1978, sous une photo de Yohanna fixant l’objectif de ses grands yeux bruns.

Longtemps, Lilly s’est accrochée à l’idée que sa petite avait été offerte au plus offrant par son ancien amoureux, l’Américain Aaron Lewis.

Dès 1978, les enquêteurs ont retenu « l’hypothèse d’une vente à de riches Américains comme étant la plus plausible », lit-on dans Le Journal de Montréal. « On sait que nombre de foyers américains sont à la recherche d’enfants et que certains adultes riches sont prêts à débourser plusieurs milliers de dollars pour obtenir un enfant qu’ils ne peuvent avoir autrement. »

Trente-huit ans plus tard, cet incroyable scénario tient encore la route. « Nous pensons qu’il y a toujours une très forte possibilité que Yohanna vive quelque part aux États-Unis, dit Pina Arcamone, directrice générale du Réseau Enfants-Retour. L’ancien conjoint de Mme Cyr est un Américain au passé assez louche. Il est le dernier à avoir vu Yohanna en 1978 et demeure une personne d’intérêt. À l’époque, il avait été formellement accusé d’enlèvement, mais on lui avait donné le bénéfice du doute, faute de preuves. »

Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) enquête toujours sur la disparition de Yohanna. Dans l’éventualité où il trouverait des preuves susceptibles d’établir la culpabilité d’Aaron Lewis, il lui serait toutefois impossible de porter de nouvelles accusations contre lui. En vertu de la Charte des droits et libertés, tout inculpé a le droit « de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté ».

C’est ce qu’on appelle le principe du double péril. Aaron Lewis a été acquitté le 28 septembre 1978 de l’enlèvement de Yohanna. L’affaire a été entendue, son dossier est clos. « Même si on dit qu’on a découvert des preuves, le juge va répondre : “C’est trop tard. Il fallait les découvrir à temps, avant de l’accuser” », résume l’avocat en droit criminel Jean-Claude Hébert.

Cela dit, il n’est pas exclu que des accusations puissent être portées sur le sol américain. « Ce n’est pas parce qu’on a été acquitté au Canada qu’on peut échapper à la justice aux États-Unis, explique Me Hébert. Il suffit parfois d’un seul geste posé aux États-Unis dans la préparation d’un crime pour conférer juridiction au tribunal de l’État où ce geste a été posé. »

***

Invité à livrer sa version des faits, Aaron Lewis n’a pas donné suite à nos appels. Interrogé par deux enquêteuses du SPVM en 2012, l’Américain de 67 ans, qui habite une petite ville du New Hampshire, a réitéré qu’il n’était pas impliqué dans cette histoire. « C’est un born-again Christian, dit Pina Arcamone. Aux policières, il a déclaré avoir trouvé un nouveau sens à sa vie, mais il n’a rien dévoilé de plus. »

Selon son beau-fils, Aaron Lewis n’a pas l’intention de « déterrer une affaire pour laquelle il a été acquitté il y a plus de 30 ans. Il est innocent et n’a pas besoin de le prouver à nouveau ». Le beau-fils, un pasteur du New Hampshire, regrette par ailleurs que la couverture médiatique québécoise soit fortement biaisée en faveur d’une femme de toute évidence « très peu fiable ».

Le témoignage de Liliane Cyr contient en effet des zones d’ombre qui risqueraient d’ébranler sa crédibilité devant un juge. Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps avant d’alerter la police ? Comment a-t-elle pu ne pas remarquer les traces de bagarre dans son appartement à son retour des Escoumins ? Pourquoi a-t-elle vendu ses affaires avant de se rendre à Boston, si elle comptait revenir par la suite ?

À ces questions, Lilly répond vaguement qu’elle a d’abord voulu mener sa propre enquête, qu’elle a vendu tous ses biens parce qu’elle avait « un feeling » avant de s’envoler pour Boston, qu’elle n’a pas vu les traces de bagarre dans sa chambre parce qu’elle a dormi dans la cuisine, sur une chaise…

« Le monde croit plus ou moins, admet-elle. J’ai été jugée. Comme j’étais danseuse, on dit que j’étais droguée, que j’ai confié mon enfant à n’importe qui… Si c’était à recommencer, ce ne serait pas pareil. Mais les jeunes, quand ils tombent en amour, il y a bien des choses auxquelles ils ne pensent pas. »

***

Liliane Cyr a eu 38 ans pour penser à ce qu’elle aurait pu faire autrement. Trente-huit ans de regrets et d’espoirs brisés. « C’est comme des montagnes russes. Aujourd’hui, on retombe au point mort. Est-ce que je devrai attendre encore 10 ans, 20 ans pour qu’on me dise qu’on pense avoir retrouvé ma fille ? »

Depuis qu’elle a perdu Yohanna, Lilly a parfois l’impression de ne pas vivre, mais d’exister. « Il faut trouver une réponse, bonne ou mauvaise, dit Pina Arcamone. Il faut qu’elle cesse de chercher, un moment donné. Pour un parent, le pire scénario, c’est de mourir sans jamais savoir ce qui est arrivé à son enfant. »

Pour forcer les choses à bouger, Lilly songe maintenant à se rendre au New Hampshire avec une équipe de télé québécoise pour confronter Aaron Lewis. Elle veut même planter des portraits de Yohanna et des avis de recherche devant la maison de son ancien amoureux.

« Va-t-il falloir que je risque ma vie, ou que je risque de me ramasser en dedans, pour avoir une réponse ? Aaron dit que Dieu l’a pardonné. Si c’est le cas, il me semble qu’il pourrait me laisser partir en paix, moi aussi, en me disant ce qui est arrivé à ma fille. »

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