Chronique

Les meilleurs sièges

C’était un petit garçon vraiment mignon. Deux ou trois ans. Agité comme le sont souvent les enfants de cet âge. Sa mère, début vingtaine, en avait plein les bras. « Fais pas ci, fais pas ça ! » aurait chanté Dutronc. Elle a fini par « choisir ses combats » (l’euphémisme servant de paravent à tous les parents pour abdiquer devant leurs enfants). Il a pu faire ci, mais pas ça.

Le hasard a voulu que l’on se retrouve en famille à leurs côtés, à l’aller ainsi qu’au retour d’un vol nolisé entre Londres et Lisbonne, l’été dernier. La jeune mère parlait le portugais et l’anglais à son garçon. À l’aller, le petit s’est pris d’affection pour mon fils aîné qui, mettant en pratique sa formation de gardien averti, l’a diverti du mieux qu’il pouvait.

Au retour, c’est moi qui me suis retrouvé assis côte à côte avec ce p’tit bonhomme Pillsbury. Plus tranquille qu’à l’aller, il s’est tout de même levé sur son siège deux ou trois fois pendant le vol. Il a joué avec la tablette du siège devant lui : libère le verrou et fait descendre la tablette ; remonte la tablette et fixe le verrou…

Je conviens que pour le passager qui est devant, la répétition du geste peut devenir agaçante. D’ordinaire, un petit regard adressé au « coupable » de ce désagrément, ou à ses parents, à travers l’espace entre les sièges, permet de se faire comprendre facilement. C’eût été si simple.

Une dame d’un certain âge, assise devant la mère, s’est levée brusquement de son siège, sans avertissement. Toisant la jeune femme, elle s’est mise à l’engueuler comme si elle avait 7 ans. « Ça doit cesser ! Contrôlez votre enfant ! Vous le gâtez ! Il est mal élevé ! Depuis le début il ne tient pas en place ! Il nous casse les pieds ! Mon mari n’a pas à endurer ça ! Vous ne savez pas vous occuper de lui ! Vous devriez avoir honte ! Vous êtes une mauvaise mère ! »

J’en oublie, et des pas mûres. Il n’y a rien qu’elle n’a pas dit. Un flot d’injures, à voix haute, que personne dans cette section de l’appareil n’a pu ignorer.

La jeune mère, calée dans son siège, est restée stoïque, sans doute tétanisée par cette violente agression verbale. J’étais gêné, pour cette vieille dame surtout, de cet excès soudain de cabin fever. Mon seuil de tolérance au malaise étant relativement bas, j’ai baissé les yeux, détournant le regard en espérant que ça passe.

Ça ne passait pas. J’étais sur le point d’intervenir. Comme dirait ma mère : « Y a toujours ben des limites ! » Tu veux être traitée comme la reine d’Angleterre en avion ? Tu ne peux souffrir qu’un enfant se comporte comme un enfant ? Tu as besoin d’un silence d’or pour t’entendre avec ton mari (qui n’a pas dit un mot du trajet) ? Tu n’avais qu’à sortir plus de livres sterling de ton fonds de pension pour t’offrir des billets de première classe sur British Airways ! Nous sommes à bord d’un vol low cost à destination d’un obscur aéroport de la troisième couronne de Londres.

Je n’ai pas eu l’occasion de déclamer mon monologue intérieur fantasmé au bénéfice (ou pas) de mes voisins de cabine. La jeune mère, n’y tenant plus, a répondu d’une voix ferme : « Ce n’est qu’un bébé ! » Ce à quoi la vieille dame a rétorqué, courroucée, montrant l’enfant du doigt : « Ce n’est pas un bébé ! Il comprend très bien ce que je dis ! » Lorsque le p’tit bonhomme Pillsbury a lui-même osé un « Je suis un bébé ! » – vraiment mignon – elle lui a ordonné sèchement : « Assis-toi ! »

Je sentais la colère monter en moi. La mère, comme une louve, a bondi de son siège et a enfin dit sa façon de penser à Tatie Danielle. Ce fut bref, mais direct.

A-t-elle, comme le prétend la vieille dame, prononcé le mot nigger ? Ç’eût été ironique, étant donné que la jeune mère était noire et la vieille dame, blanche.

Toujours est-il que la vieille dame s’est plainte au personnel de bord d’avoir été insultée. Une agente est arrivée pour calmer les esprits et offrir à la dame et son mari de changer de places. Elle a eu droit à de meilleurs sièges. J’ai de mon côté eu l’occasion de signaler au personnel que la victime n’était pas celle qui prétendait l’être.

J’ai fait un clin d’œil à mon jeune voisin de siège qui venait de répéter : « I’m a baby ! » Il s’est remis à jouer. Sa mère, elle, était sous le choc. J’ai tenté comme j’ai pu de la rassurer : « Vous auriez dû voir mes fils au même âge ! » Ce que je ne lui ai pas dit, c’est que j’avais été scandalisé par la manière dont elle avait été traitée. Comme une moins que rien. Parce qu’elle est jeune, parce qu’elle se trouvait seule avec son fils, parce qu’elle est noire peut-être et qu’elle était habillée à la mode urbaine du moment.

Que quiconque s’autorise à lui parler sur ce ton, en jugeant sans la connaître de ses capacités de mère, en cherchant à la discréditer et à l’humilier devant tout le monde, m’a profondément remué. J’ai regretté de n’avoir rien dit à la dame. J’ai regretté de m’être tu devant un comportement aussi inacceptable.

La vieille dame s’est sans doute retrouvée en première classe. Parce qu’elle a crié plus fort, qu’elle a su faire reconnaître ses privilèges petits-bourgeois. La jeune mère a dû consoler son fils qui avait mal aux oreilles. En sachant sans doute que pour elle, il sera toujours question d’apparences, de préjugés, de classes sociales. Et que ce ne sera jamais à elle qu’on offrira de meilleurs sièges.

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