Ce n’est pas parce qu’un cycliste est mort…

Ce n’est pas parce qu’un jeune cycliste est mort qu’il faut fermer la voie de transit qui relie les deux versants du mont Royal. C’est aussi parce que nombre de cyclistes, piétons et coureurs ont déjà craint pour leur vie en tentant de se rendre au parc du Mont-Royal par le carrefour qui mène à cette voie de transit.

J’en sais quelque chose. Je cours au mont Royal en moyenne deux ou trois fois par semaine depuis plus de 10 ans. Chaque fois que je me retrouve à l’angle de l’avenue du Mont-Royal et du chemin de la Côte-Sainte-Catherine – six voies d’un côté, cinq de l’autre –, en observant des voitures descendre en trombe depuis la voie Camillien-Houde, je m’étonne qu’une chose aussi banale qu’accéder à un parc soit si dangereuse.

Le parc du Mont-Royal est un joyau de Montréal. C’est le poumon de la ville. On ne le répétera jamais assez. Dans les années 50, à une époque où la voiture était reine, une route a divisé et défiguré la montagne. La voie Camillien-Houde est une horreur d’aménagement urbain qui invite les automobilistes à rouler sur cette route serpentante à des vitesses qui excèdent de loin la limite permise de 50 km/h.

On traverse la montagne par cette route sinueuse comme si l’on était sur un parcours de Formule électrique, en négociant des virages serrés à 70 km/h.

Je défie quiconque de trouver une rue à voie simple où l’on circule plus rapidement à Montréal. Et pourtant, la voie Camillien-Houde n’est même pas un raccourci efficace. Faites le test avec une application de type Waze ou Google Maps : l’itinéraire suggéré vous y mènera rarement.

J’habite le Mile End, près de la montagne. De tous les circuits que j’ai empruntés pour me rendre les vendredis soirs au soccer de Fiston dans Notre-Dame-de-Grâce ou Côte-des-Neiges, celui par la montagne est le plus lent. Pourquoi alors autant de gens s’opposent-ils si vivement au projet-pilote de l’administration Plante de fermer la voie Camillien-Houde à la circulation de transit le printemps prochain ?

Ce projet-pilote touche pourtant une proportion minime de la population montréalaise. Quelque 1000 automobilistes transitent matin et soir par la montagne sans s’y arrêter. Alors que cinq millions de personnes fréquentent le mont Royal chaque année. Ma collègue Michèle Ouimet l’écrivait en début de semaine : le mont Royal est un parc. Et les parcs ne sont pas faits pour accueillir des simili-boulevards urbains.

La voie Camillien-Houde n’est pas un chemin de plaisance ni un parcours de villégiature. On n’a pas le loisir de s’y arrêter pour admirer la flore décrite par le frère Marie-Victorin. On emprunte ce chemin tortueux la semaine comme le week-end, à la queue leu leu, en pressant le pas. Projet Montréal souhaite que ce ne soit désormais que pour se rendre au sommet du mont Royal. C’est là, où la voie Camillien-Houde devient déjà le chemin Remembrance, que la route sera divisée en deux pour devenir un cul-de-sac de part et d’autre.

Comment les automobilistes venus de l’ouest rejoindront-ils l’est du parc, et vice-versa ? En marchant. La distance entre les stationnements du Pavillon du lac aux Castors et de la Maison Smith est de moins d’un kilomètre. Selon Google Maps, le trajet prend 11 minutes… à pied. Pour quelqu’un qui souhaite prendre l’air à la montagne, cela m’apparaît raisonnable.

Oui, mais des routes traversent aussi Central Park à New York les jours de semaine, dites-vous ? Le coureur que je suis vous répond qu’il est moins dangereux d’accéder à Central Park qu’au parc du Mont-Royal. Or, se rendre au mont Royal au péril de sa vie – une coureuse voulant traverser les huit voies de l’avenue du Parc est morte il y a deux ans, happée par un conducteur de VUS qui n’a pas freiné au feu rouge – n’est pas ce que Frederick Law Olmsted souhaitait lorsqu’il a conçu ces deux espaces verts.

J’étais jeune journaliste à La Presse, en 1995, lorsque j’ai couvert l’annonce de la création de la Route verte, calquée sur le modèle des cycloroutes nationales du Danemark. Depuis, des centaines de kilomètres de voies cyclables ont été aménagées, à Montréal et ailleurs au Québec. La ville a été transformée, pour le mieux.

Une majorité de Montréalais souhaitent que leur ville soit moins polluée, plus belle, plus agréable pour les piétons et les cyclistes. C’est une des raisons pour lesquelles Valérie Plante a été élue à la mairie de Montréal. Pour faire de Montréal un endroit où il fait encore mieux vivre.

Projet Montréal fait, depuis sa création, la promotion d’une ville où l’on minimise la circulation automobile au profit d’autres moyens de transport. Ce n’est un secret pour personne. Mais alors que nous scandons en chœur notre volonté de vivre dans une « ville verte », dès qu’un parti au pouvoir met enfin en pratique une politique concrète en ce sens, nous nous braquons collectivement.

Il s’agit, rappelons-le, d’un projet-pilote. Est-ce qu’on devrait limiter la circulation seulement le week-end ? Adopter des mesures moins draconiennes, comme des dos d’âne et autres techniques de réduction de la vitesse ? Rien de mieux que de l’essayer pour le savoir. Après, on pourra s’ajuster. C’est l’objectif même d’un projet-pilote.

Hier, en descendant en voiture la voie Camillien-Houde depuis le stationnement de la Maison Smith, peu avant le belvédère, j’ai vu une femme s’aventurer à pied dans un virage serré et clôturé où il n’y avait pas de trottoir. Est-il normal de marcher dans un parc en espérant ne pas s’ajouter à ceux qui reposent en contrebas de la route, au cimetière ? Est-il normal d’y circuler à vélo en priant de ne pas être fauché par une voiture comme l’a été Clément Ouimet, mort en octobre sur la voie Camillien-Houde, à 18 ans ?

Rappelez-moi déjà pourquoi on ne devrait pas limiter la circulation de transit sur le mont Royal ? Pour respecter le droit inaliénable de quelques centaines d’automobilistes de traverser la montagne chaque jour en polluant l’air du poumon de la ville ? Vraiment ?

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