« Convulsions, coma, j’ai failli mourir »

Dans la pénombre de sa ferme de 350 hectares à Vailly-sur-Sauldre, dans le Cher, le céréalier Jean-Marie Desdions, 57 ans, explique de sa voix puissante : « J’ai respiré pendant 35 ans plus de 250 pesticides, dont le chlorobenzène du Lasso de Monsanto. Cette molécule a déclenché mon myélome, un cancer de la moelle osseuse. Monsanto m’a contaminé, Bayer m’a guéri par chimiothérapie. Les géants de l’agroalimentaire nous empoisonnent d’un côté pour nous soigner de l’autre ! »

La boucle vient d’être définitivement bouclée avec le rachat de l’américain Monsanto par l’allemand Bayer en vue de « nourrir » les 10 milliards d’habitants de la Terre prévus en 2050. 

Une fusion qui permettra de faire oublier leurs noms, honnis par la moitié de la planète, derrière une nouvelle appellation, de l’aveu même du PDG de Monsanto qui se dit « prêt à la mise au placard de [sa] marque ». 

En rachetant Monsanto pour 59 milliards d’euros, Bayer obtient ses brevets d’exclusivité, ses biotechnologies et sa ferme digitale qui gère les activités agricoles par logiciels (semences et épandages de pesticides en fonction de la température et de l’hydrographie). La future multinationale contrôlera ainsi la chaîne alimentaire de milliards d’humains, de la graine jusqu’à l’assiette. 

Contre cette fusion, des centaines de célèbres chefs cuisiniers affolés (Roellinger, Bras, Guérard, Marx, Alléno…) publient une lettre ouverte « contre l’invasion de l’agrochimie dans nos assiettes ». 

De leur côté, certains agriculteurs malades brisent le silence. En 2004, le Charentais Paul François a inhalé des gaz toxiques en nettoyant la cuve de son pulvérisateur de Lasso. « Convulsions, coma, j’ai failli mourir. » Il a gagné en appel son procès intenté contre Monsanto depuis dix ans. Une première mondiale pour un agriculteur : le grand fabricant de semences et de pesticides a souvent procédé par intimidation pour préserver son empire. Une impunité pointée par l’avocat parisien Me François Lafforgue, qui a plaidé contre la compagnie : « Il y a un avant et un après Paul François », dit-il.

Établir des responsabilités

À son tour, dès 2011, Jean-Marie Desdions intente un procès à la firme. Il veut lui aussi prouver devant les tribunaux que Monsanto est responsable de sa maladie. Son myélome a déjà été reconnu « maladie professionnelle » car le benzène est classé cancérogène par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). 

Après huit ans de chimiothérapie et trois greffes de moelle osseuse, l’homme en sursis évoque son histoire avec l’énergie de la colère. « À l’époque, sur les bidons de Lasso, il était écrit ce mensonge noir sur blanc : “ La très faible toxicité du Lasso n’entraîne pas de précautions particulières pour l’utilisateur dans les conditions normales d’emploi. ” Dans les années 1980-1990, on ne se méfiait pas. Sans protection, j’ai inhalé des poussières dues à cette pellicule de molécules, invisibles et vicieuses, qu’on répand sur le sol pour désherber les champs de maïs : du chlore associé au benzène. J’en ai mis sur mes terres de 1978 à 2007, année où la France a enfin retiré le produit du marché. » 

Il aurait dû éviter les expositions trop longues. Mais il ne le savait pas. « Quinze jours par an, pendant les semis, je mettais tous les matins un petit coup de chlorobenzène, qui attaquait, à mon insu, la structure ADN des plasmocytes de mon sang. Un jour, la maladie s’est déclarée. » 

Il s’insurge : « Les firmes de pesticides fournissent exclusivement leurs propres données toxicologiques. Aucun organisme indépendant rassemblant des scientifiques et des chimistes ne peut donner son avis à cause du fameux “ secret d’affaires ” ! Le glyphosate du Roundup n’a toujours pas été déclaré toxique en l’absence de consensus entre les 28 pays membres de l’Union européenne. Pour cette raison, la Commission européenne a autorisé son maintien sur le marché dix-huit mois de plus malgré des études alarmantes des scientifiques du Circ, le Centre international de recherches sur le cancer de l’OMS qui l’ont déclaré cancérogène. » Or il est présent dans chacun de nos aliments, lesquels, même nettoyés, diffusent entre 15 et 30 % de pesticides dans l’organisme.

Au dernier Salon de l’agriculture, à Paris, Jean-Charles Bocquet, président de l’UIPP (l’Union des industries de la protection des plantes, dont Bayer et Monsanto), a affirmé sans ciller à Jean-Marie Desdions que le benzène n’était pas dangereux ! 

Pourtant, au Sénat, en 2012, lors de la mission commune d’information sur les pesticides et leur impact sur la santé et l’environnement, Marie-Monique Robin, auteure du documentaire Le monde selon Monsanto, avertissait, fataliste : « Il faut se préparer à un scandale sanitaire comparable à celui de l’amiante. »

Des nuages d'herbicides

En attendant, Jean-Marie Desdions continue à épandre son glyphosate malgré la nocivité avérée des « effets cocktails » : « Ce sont les solvants mélangés au glyphosate qui empoisonnent les gens. Ce produit n’est pas utilisé de la même façon en Europe et en Amérique du Sud. Moi, après les moissons, je gratte la terre pour faire lever les mauvaises herbes. Quand elles commencent à germer, je répands du glyphosate à faible dose, 1 litre par hectare. En Amérique, le glyphosate est associé à des céréales génétiquement modifiées. Notamment le maïs “ Mon 810 ”, qui résiste au glyphosate mais pas les herbes autour qui disparaissent… jusqu’à leur repousse. Résultat, les paysans déversent des volumes considérables sur des terres immenses par voie aérienne – dont seulement 1 % atteint sa cible – et les nuages d’herbicide retombent sur les villages. » 

Or, selon la ministre de la Santé Marisol Touraine, cette substance serait un perturbateur endocrinien et augmenterait de 70 % les cas de leucémies et les tumeurs cérébrales dans ces zones. Jean-Marie Desdions se souvient avec émotion de ses analyses : « Normalement, dans la moelle osseuse, le sang est cuivré. Le mien était orange clair. J’ai subi une double autogreffe, des chimios, un mois de chambre stérile. Ça a duré deux ans. Puis il m’a fallu une nouvelle greffe en urgence. Aujourd’hui, je suis en rémission. »

Vu son jeune âge, sa maladie est forcément due à une cause environnementale. « Le premier de la liste est le chlorobenzène. Il y en a dans l’herbicide Lasso. Mes médecins m’ont certifié que cette molécule était bien responsable de mon cancer. Il soupire : et dire que 9 agriculteurs sur 10 de ma génération ne veulent pas admettre qu’ils sont intoxiqués ! »

Aujourd’hui, la France reste le premier utilisateur de pesticides en Europe et le quatrième dans le monde, avec 66 000 tonnes de produits déversés par an sur ses terres et dans ses nappes phréatiques. Le Gaucho, insecticide et fongicide commercialisé par Bayer, provoque des troubles neurologiques chez l’homme. 

Plusieurs maladies

À l’association Phyto-Victimes créée en 2011 par Paul François, en Charente, 250 dossiers attestent que l’inhalation de poussières de semence est susceptible d’augmenter les risques d’engendrer les maladies de Parkinson et d’Alzheimer, et que le traitement des sols par l’emploi de pesticides en quantité massive peut entraîner des perturbations du système hormonal et des maladies hématologiques (lymphomes, leucémies, myélomes). 

La population la plus touchée : des hommes entre 40 et 50 ans, céréaliers, viticulteurs et arboriculteurs qui ont développé l’agriculture intensive à la fin du siècle dernier. Dans les années 1960, un herbicide suffisait au grand-père de Desdions car les coccinelles mangeaient les insectes nuisibles aux récoltes. Aujourd’hui, deux désherbants, trois fongicides et trois insecticides sont utilisés par son petit-fils. Et il n’y a plus de coccinelles. 

« Le pire : nos semences ne résistent plus aux maladies. Sur certains blés, si on n’applique pas suffisamment de pesticides, on ne fait pas de rendement et c’est la faillite. »

— Jean-Marie Desdions, agriculteur

Desdions suggère de travailler des variétés résistantes et goûteuses plutôt que de courir après la productivité. « J’ai abîmé la nature, arraché les haies pour en arriver à être plus malheureux que nos anciens. Un bilan nul ! Il y a moins d’oiseaux et plus d’insectes. On a coupé l’équilibre biologique entre les espèces. » 

Lucide, il analyse : « Trop de pays produisent des céréales. Ce qui entraîne la baisse des cours. Quand la Bourse grimpera à nouveau, elle profitera aux spéculateurs et non plus aux agriculteurs. » 

Proximité douteuse

Lui perd entre 30 000 et 40 000 euros par an. L’agroalimentaire, première industrie de France, compte 13 500 entreprises et 415 000 salariés. Ses défenseurs : le ministère de l’Agriculture, la FNSEA, puissant syndicat des agriculteurs, et les coopératives agricoles qui vendent en un flagrant conflit d’intérêts à la fois conseils et pesticides. « Grâce aux coop, les fraises subissent douze traitements et les pommes, une quarantaine. En plus, ils nous montrent comment les traiter », ajoute Desdions. 

Pour vendre leur chimie, certains fabricants se dépassent : au lancement du glyphosate de Monsanto, les vendeurs ont réuni les agriculteurs dans un restaurant d’Orléans. Ils ont rempli des coupes à champagne avec du Roundup et l’ont bu pour prouver l’innocuité de la substance !

Lisette Van Vliet, membre de l’association Heal qui combat le lobbying des industriels à Bruxelles, se félicite cependant : « Nous avons réussi à stopper la réhomologation du Roundup de Monsanto pour quinze ans de plus. Le lobby proglyphosate a dû donner l’accès aux études sur sa dangerosité. L’Agence européenne des produits chimiques doit terminer son évaluation du pesticide le 31 décembre 2017. Idem pour le Gaucho de Bayer dont l’imidaclopride (un neurotoxique) décime les abeilles selon plusieurs études (CNRS, Inra d’Orléans, celle de l’université de Padoue). Il pourrait être interdit en 2020. »

Cercle vicieux

En réalité, une partie du problème réside chez les céréaliers eux-mêmes : se priver de pesticides signerait peut-être un retour à la pauvreté de leurs ancêtres alors qu’ils sont devenus chefs d’exploitation pour la plupart. Dépendant des firmes depuis quarante ans, ils comptent encore sur elles pour trouver le bon compromis entre santé et productivité : « Qu’attendent les industriels de l’agroalimentaire pour faire des recherches sur des produits sains ? » se demande le céréalier Dominique Marchal. 

Victime d’un syndrome myéloprolifératif, une production anormale de cellules sanguines dans la moelle osseuse due au benzène, il s’injecte un traitement d’interféron toutes les trois semaines au prix de lourds effets secondaires. Il a enfin abandonné le pulvérisateur de pesticides qu’il a manié pendant 25 ans pour arroser ses 400 hectares de céréales en Lorraine. 

Mais ses associés n’ont pas renoncé, se pensant à l’abri dans leur cabine équipée de filtre à charbon. Quant à Antoine Lambert, 47 ans, céréalier de l’Eure, il sème son blé fin octobre. « Comme les herbes poussent peu, j’utilise moins d’herbicides. Il n’y a plus de pucerons, j’ai donc moins besoin d’insecticides et je plante des variétés rustiques peu sujettes aux maladies. Du coup, je pulvérise moins de fongicides. Cependant, ce que je projette reste hautement toxique. Je n’ai pas trouvé mieux que le glyphosate, le seul désherbant total. »

Desdions, lui, songe à lâcher les céréales pour devenir maraîcher, comme son fils. « Et je vais vendre le reste de mes terres aux Chinois ! » Ce n’est pas une boutade. Autour de chez lui, des investisseurs chinois ont déjà acheté des terres que les banques avaient récupérées après des faillites. Lui se demande, le cœur gros, s’il va oser délaisser une ferme qui fait partie de son patrimoine familial. « J’en ai déjà parlé avec ma mère. Je lui ai dit : “ Je ne vois pas d’avenir, je me suis crevé pendant 35 ans pour essayer de garder tout ça. Tant pis, on la vend.” »

Des pistes se dessinent dans l’agriculture de demain : le professeur Jean-Marie Pelt évoque avec poésie une protéine de la vigne armée contre le mildiou par la musique : en lui faisant entendre quelques notes pendant trois minutes, elle chasse le mildiou ! Il y a aussi les plantes dont les racines se protégeront toutes seules contre les agressions. S’ils le voulaient bien, les scientifiques des grandes compagnies seraient aussi capables de douces révolutions. 

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