Sans filtre

Derrière le dopage, l’humain

Christiane Ayotte est devenue directrice du laboratoire de dopage sportif de l’INRS–Institut Armand-Frappier en 1991. Chaque année, son labo situé à Laval contrôle 35 000 échantillons provenant des plus grandes ligues et des plus grandes compétitions au monde. Mais avec le temps, la Dre Ayotte a compris que derrière chaque test se cachait un être humain. Voici son récit.

Il devait être 1 heure du matin et je faisais encore mes tests.

Après plusieurs années tranquilles, les contrôles antidopage avaient repris au labo de l’INRS-Santé à l’approche des Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984.

Les gouvernements, réagissant toujours aux scandales, ne voulaient pas revivre le fiasco des Jeux panaméricains de 1983 à Caracas. Dix-neuf athlètes, dont deux haltérophiles canadiens, s’étaient fait prendre pour dopage. Plusieurs autres avaient carrément fui la compétition ou avaient offert des performances horribles pour éviter les contrôles.

On devait donc tester la cohorte d’athlètes canadiens qui allaient aux Jeux olympiques.

Je trouvais que la méthode de contrôle antidopage en place n’était pas assez moderne. On utilisait des anticorps. Je croyais que l’on pouvait faire mieux.

J’avais commencé à repérer les produits dopants par spectrométrie de masse. C’était dans mon coffre à outils, c’est la technique dont je m’étais servie durant mon doctorat. On m’avait permis de mettre à l’épreuve mon idée en parallèle avec la procédure déjà en place.

J’injectais mes trucs depuis des heures… puis soudain, enfin, ça a marché. Un résultat positif !

Tout à coup, ça m’a frappée. Derrière ce test positif, il y avait un être humain. Le résultat de mon travail scientifique n’était plus seulement de voir comment une molécule se fragmentait quand on lui donnait de l’énergie. J’avais un impact sur la vie de quelqu’un. Je participais à un système qui était répressif et punitif.

Ç’a été pour moi un moment charnière dans mes débuts dans la lutte contre le dopage. C’était laid, ce que je voyais.

Je devais me faire une tête. J’ai ouvert les oreilles et les yeux. J’ai observé ce qui se passait. J’ai rencontré des athlètes, des entraîneurs aussi, et ça m’a levé le cœur. Je n’étais même pas sûre de savoir qui étaient les bons et qui étaient les méchants. Les athlètes étaient dans le néant parce que les substances dopantes avaient fait leur entrée dans le sport comme n’importe quel autre progrès.

Je n’étais sûre de rien.

LE PARCOURS

Quand je suis sortie de l’université, j’étais assez jeune. Je suis d’une époque où l’on sautait la 7e année si la sœur directrice nous aimait. Ensuite, je suis allée dans une école classique pour filles.

On faisait très peu de sciences, mais on apprenait à coudre et à cuisiner. Un jour, j’avais 12 ou 13 ans, une sœur a changé ma vie par cette simple phrase : « Mes filles, chacune d’entre vous n’aura pas la chance d’épouser un professionnel, il va falloir apprendre à faire des pâtes. »

Ça mettait la table pour le cours de macaronis au fromage – avec un peu de paprika, s’il vous plaît. Mais cette phrase-là a été un déclic pour moi. Était-elle en train de me dire que mon avenir allait dépendre de l’homme que j’aurais la chance, ou pas, d’épouser ?

Résultat, j’ai toujours eu l’impression qu’il fallait que je me « surdiplôme » pour avoir le droit de travailler comme scientifique. J’aurais eu droit aux professions « classiques » pour les femmes, mais je n’en étais pas capable.

Je suis donc allée faire un postdoc à l’INRS-Santé, qui avait été retenu pour les tests antidopage des Jeux olympiques de 1976. Mais il n’y avait absolument rien qui se passait dans ce domaine depuis plusieurs années.

Au début, je travaillais sur autre chose que je trouvais éthiquement justifiable. Je travaillais sur un projet en collaboration avec le professeur Michel Sylvestre sur la dégradation des biphényles polychlorés (les BPC). Probablement que ce n’était pas assez d’action pour moi, je me suis donc mise à regarder ce qui se faisait d’autre. Et c’est ainsi que j’ai migré vers les contrôles antidopage.

LE DOUTE

Mais je n’avais pas idée de ce qui m’y attendait. Les athlètes ne comprenaient pas qu’on les traite de tricheurs du jour au lendemain. Ils semblaient faire ce qu’il fallait faire, avec l’accord des gouvernements, et là ils devenaient des tricheurs.

Je suis partie en vacances avec mon chum, on a fait le tour du Québec. Je me souviens qu’il a dû lui-même installer ma ceinture de sécurité en partant, car j’étais dans un état second. À me demander ce que j’étais en train de faire.

Je ne voulais pas être là-dedans. Tout le long du trajet, je voyais tous les journaux avec la photo de ces deux haltérophiles qui s’étaient fait prendre aux Jeux panaméricains. Je trouvais ça horrible.

On avait aussi fait pression sur moi. Des gens de fédérations me montraient des photos en me disant de faire attention, que ce pauvre gars-là pourrait se suicider si son test était déclaré positif. C’était trop pour mes petites épaules de jeune chimiste.

Je suis allée faire mon tour du Québec et, quand je suis revenue, j’ai préféré faire de la recherche plutôt que du contrôle de dopage.

Quand la situation s’est améliorée, qu’il y a eu plus de tests, qu’on a fait des efforts pour nettoyer le sport et informer les athlètes, je suis revenue de mon plein gré.

C’était vers la fin des années 80, juste avant les Jeux olympiques de Séoul… et Ben Johnson.

L’IMAGE

Ben Johnson, c’était un scandale immense. On n’a pas idée. C’était l’un des plus grands athlètes au monde. Il y a 30 ans, il existait encore une aura de héros grec autour des athlètes. Maintenant, avec tous les scandales, le sport s’est tiré dans le pied. J’ai l’impression que les héros sont descendus de leur piédestal.

Après 30 ans, je me trouve extrêmement privilégiée. J’ai un problème scientifique qui maintient ma partie de cerveau technique alerte. Mais il y a aussi toute la portée sociale, la fenêtre sur l’humain et ses dérives. Je pense au fond que ça fait de moi une citoyenne plus éclairée.

Ce que j’ai vu, je dois en faire part. Pour qu’on réalise qu’il y a plein de gens autour de nous qui essaient d’exploiter notre vulnérabilité. Ils nous lavent le cerveau pour qu’on devienne un consommateur insignifiant.

Le dopage des athlètes, c’est le pic. On nous dit que tout ce qu’on désire est à notre portée, avec une petite opération, une petite pilule. Il y aura toujours quelqu’un pour nous vendre quelque chose de complètement fou.

J’ai vu des relations malsaines. Je l’ai vu au tribunal. Il y a souvent un jeune déresponsabilisé. Il y a une équipe autour de lui qui répond à ce qu’on a décidé que seraient ses besoins. Il y a souvent aussi une relation malsaine avec les parents. Dans ces cas-là, je me dis que ça peut lui faire du bien d’être banni, de prendre du recul et de faire un choix de vie réel.

Les athlètes sont un pôle d’attraction pour les entreprises de marketing. Certains passent plus de temps à gérer leur image qu’à pratiquer leur sport. Regardez les athlètes féminines qui compétitionnent maquillées, coiffées, manucurées. Pouvez-vous croire qu’il y a des produits dopants pris par les athlètes féminines non pas pour mieux performer, mais pour être jolies ?

On est dans une société où l’image du corps est devenue un souci constant. Mais au fond, tout ce qu’on expose, c’est notre vulnérabilité. C’est ce que je vois là-dedans.

LA SUITE

On a fait nos devoirs pour établir des structures nationales et internationales. Ce que j’ai vu dans les années 80, le gars de la fédération qui me torture mentalement, ça ne se peut plus. Les athlètes qui se faisaient aviser au préalable d’un contrôle, ça ne se fait à peu près plus. Le milieu du sport s’est structuré. On est arrivés à l’étape d’enlever les tricheurs.

Maintenant, il faut une prise de parole citoyenne. Notre pratique du sport et notre formation des athlètes d’élite doivent se faire sans que les jeunes soient maltraités. Il y a des pratiques qui s’approchent de la torture morale sur lesquelles on doit se pencher. Le dopage entre là-dedans. Je souligne au passage les efforts de Sports Québec et de Hockey Québec, qui ont vraiment travaillé là-dessus.

De mon côté, je dois continuer de m’assurer que les tests sont impeccables. Un faux positif provenant de mon labo, je mourrais. Je vais prendre ma retraite instantanément le jour où je ne pourrai pas garantir les résultats de mon labo.

Puis il y a l’étape humaine et sociale. Au départ, je ne sais pas quels athlètes je teste, ce qui m’oblige à l’objectivité. Ça peut être le meilleur au monde, qui va perdre des millions de dollars, ou ça peut être un athlète peu connu.

Mais on finit par savoir. L’athlète est contacté, je reçois son explication. Je dois la gérer d’un point de vue théorique. Non, ça n’a pas d’allure, ou oui, c’est plausible. Le contact direct vient quand l’athlète n’accepte pas le résultat. Il a droit à une seconde analyse et peut venir au labo.

J’ai reçu des pères, des mères, des interprètes. J’ai vu de grands drames. J’ai vu des athlètes sympathiques, des pas fins, des athlètes qui m’ont menacée, d’autres qui ne comprenaient pas.

Tout ce que je peux amener, c’est de la science. Je peux être compréhensive, mais ça ne changera pas ma science. Je suis une lutteuse. Si tu t’attaques au test, tu t’attaques à moi. Je ne pense plus à la personne.

Au final, je crois que les athlètes se sont nui avec le dopage. Les athlètes ont droit à la justice, mais une fois que la décision est rendue, ils portent un boulet à tout jamais. Et nous, ils nous gâchent le plaisir de regarder un 100 mètres, de l’haltérophilie ou du cyclisme. On ne sait plus…

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