Montréal 375

Comment Montréal est devenu Canadien

Si de Maisonneuve a fondé Montréal, c’est le Canadien qui l’a conquis. L’équipe est la ville, la ville est l’équipe, pour des raisons qui remontent à loin, mais qui n’existent plus aujourd’hui. Pourtant, l’aura persiste. Les succès relèvent du passé, mais la magie, elle, ne semble pas vouloir mourir.

Le Canadien est beaucoup de choses pour beaucoup de monde. Une porte d’entrée vers un nouveau monde pour l’immigrant fraîchement débarqué en ville. Une nostalgie du samedi soir pour l’Anglo-Montréalais parti vivre à Vancouver. Une passion dévorante pour l’ado cri au bord de la baie James.

Pour bon nombre de Québécois francophones il est – ou a été – un symbole fort d’émancipation et une source de fierté à une époque où elles étaient rares.

C’est justement ce qu’avait en tête l’homme d’affaires ontarien Ambrose O’Brien quand il a fondé le club en 1909. Ce fils d’un magnat des chemins de fer, fier résidant de la petite ville de Renfrew, venait de fonder l’ancêtre de la Ligue nationale de hockey. Pour vendre des billets, il lui manquait une équipe francophone capable de faire naître une rivalité avec les anglophones des Wanderers de Montréal.

« O’Brien a décidé d’exploiter commercialement la fierté nationale des Canadiens français. Le bleu-blanc-rouge, ce sont les couleurs de la mère patrie, la France. Le nom de Canadien, à l’époque, faisait référence aux francophones. Les autres, les anglophones, c’étaient des Britanniques. »

— Emmanuel Lapierre, doctorant en histoire et auteur d’une maîtrise sur le Canadien comme terrain de conflits culturels

24 coupes ? Non, 41

Dans la langue actuelle, on dirait que le Canadien a été une start-up au succès commercial foudroyant. O’Brien a gagné son pari. En quelques décennies, le Canadien est devenu non seulement l’équipe des francophones, mais de tous les Montréalais.

L’historien Michel Vigneault aime illustrer à l’aide d’une devinette l’hégémonie culturelle du Canadien. Combien de Coupes Montréal a gagné ?, aime-t-il demander. Vingt-quatre est la réponse habituelle qui lui est servie.

« Ça, c’est pour le Canadien. Mais avec celles des Maroons, du Victoria, du MAAA, des Wanderers et des Shamrocks, il y en a un total de 41. Elles sont où, les autres bannières ? Tout le monde connaît l’histoire du Canadien, mais personne ne sait ce qui s’est passé avant. »

— Michel Vigneault, historien

Plusieurs facteurs expliquent le succès qu’a eu l’équipe créée par O’Brien. Le premier, c’est bien entendu cette identité francophone en opposition aux autres clubs anglophones qui existaient alors à Montréal.

« Le premier facteur, c’est la création des Maroons en 1924, l’équipe des anglophones de Montréal, rappelle Emmanuel Lapierre. Les matchs entre les Maroons et le Canadien vont faire salle comble. Une rivalité va naître. Ça va attirer l’attention des gens sur les activités du Canadien. »

Cette idée que le Canadien est l’étendard des francophones va culminer avec l’émeute du Forum, le 17 mars 1955. Maurice Richard, un peu malgré lui, devient alors le symbole de l’oppression des Canadiens français et de leur résistance.

Mais ce qui a aussi propulsé l’équipe, ce sont ses succès : cinq Coupes Stanley dans les années 50, cinq dans les années 60, six dans les années 70…

Ce qu’il en reste ?

Des décennies plus tard, les raisons derrière le succès de la « start-up du Canadien de Montréal » n’existent plus. L’équipe ne compte presque plus de joueurs francophones et ses triomphes sont une affaire du passé.

Pourtant, soir après soir, le Centre Bell est plein. Chaque année, l’équipe occupe environ 70 % de l’espace médiatique sportif au Québec, ne laissant que des miettes aux autres.

« Si vous êtes l’Impact, les Alouettes, jadis les Expos, vous avez l’impression d’être cannibalisés par une marque omniprésente même en période estivale », lance André Richelieu, professeur titulaire et expert en marketing du sport à l’ESG-UQAM.

Comment expliquer cette histoire d’amour qui ne veut pas mourir entre une équipe et sa ville ? C’est qu’une des forces du Canadien, c’est de savoir mettre en valeur son passé, d’arriver à cultiver l’aura de ses 24 Coupes Stanley et de ses glorieux anciens joueurs.

« Le Canadien a su durer dans le temps grâce à son authenticité, dit André Richelieu. Il ne renie pas ses racines. Il évolue. La plupart des équipes changent de chandail souvent, altèrent leur logo… »

« Mais le Canadien n’a pas fait de transformation drastique. Il n’y a pas de troisième maillot, comme la plupart des équipes. La marque reste ancrée malgré les transformations de l’industrie du sport. »

— André Richelieu

Récemment, l’équipe s’est mise à s’impliquer encore plus dans la communauté. Les patinoires communautaires sont venues « ancrer l’équipe dans la ville », note Fannie Valois-Nadeau, qui a consacré au Canadien un doctorat et un postdoctorat en communication. « Ça transforme aussi l’image de l’équipe ; ce n’est plus simplement un spectacle, le Canadien devient un partenaire communautaire », dit-elle.

L’équipe tient aussi à mettre en valeur ses anciens. Mme Valois-Nadeau s’est intéressée à ce phénomène pour son postdoctorat. « Je me suis demandé pourquoi les anciens Canadiens sont aussi présents médiatiquement comparé à, par exemple, des chanteuses qu’on ne voit plus quand elles prennent leur retraite, explique-t-elle. J’ai découvert tout un spectacle qui s’est organisé autour de la philanthropie qui permet de faire rouler ces vedettes dans un système médiatique qui les intègre et fait peu de place à d’autres types d’intervenants. »

Nuances

Un passé glorieux et un talent pour le cultiver : ça semble être les ingrédients de la recette du Canadien. Certains se demandent toutefois si cette formule saura durer encore longtemps, si en s’éloignant de ses racines, l’équipe pourra encore garder le haut du pavé à Montréal.

« Moi, je nuancerais la popularité du Canadien de Montréal. Je pense que ça repose sur des bases qui ne sont pas très solides, lance Emmanuel Lapierre. Si on regarde les statistiques, il y a plus de joueurs de soccer que de hockey au Québec. Le nombre de joueurs de hockey stagne depuis plusieurs années. Il y a là des indices assez inquiétants pour l’avenir du hockey. »

« Je pense que la popularité actuelle du Canadien est surtout entretenue par la très grande couverture médiatique autour de l’équipe, ajoute-t-il. Le jour où on aura une première grande vedette québécoise au soccer, est-ce que ça pourrait changer les choses ? »

Pour l’instant la question ne se pose pas encore. Le Canadien règne en roi et maître à Montréal, ce qu’Ambrose O’Brien n’aurait même pas pu imaginer dans ses rêves les plus fous.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.