Chronique

Bombardier, altitude immorale

Quand je reviens d’Europe, j’ai le droit de rapporter deux bouteilles de vin. Si j’en ai une de plus dans mes bagages, je suis tenu de la déclarer et de payer les taxes applicables sur cette bouteille supplémentaire.

Et si le douanier trouve dans ma valise une troisième bouteille non déclarée, je risque de payer une amende salée et de me voir imposer l’obligation de le déclarer au point de fouille chaque fois que je reviendrai au pays pendant des mois.

Mais quand vous êtes le géant québécois Bombardier, vous pouvez prendre 500 millions de profits accumulés en Amérique du Nord et les planquer au Luxembourg, après un jeu de poupées russes fiscal d’une complexité à provoquer des migraines, et finir par ne payer à peu près pas d’impôt sur ce demi-milliard.

Aucun « douanier » du fisc n’emmerdera Bombardier : la manœuvre est parfaitement légale, elle est bien connue dans le milieu des multinationales, qui se livrent à peu près toutes à une forme ou une autre de ce qu’on appelle le magasinage fiscal.

L’histoire des 500 millions expédiés par Bombardier au Luxembourg pour éviter de payer de l’impôt est une toute petite partie des révélations en matière de « LuxLeaks » – les fuites du Luxembourg – , le nom donné au scandale de la fiscalité agressive facilitée par ce petit État européen qui attire chez lui des géants du commerce mondial avec la promesse, vous l’aurez deviné, de taux d’imposition modestes.

Le Luxembourg n’est pas le seul territoire dans le monde à se livrer à un stratagème qui permet aux multinationales de ne pas payer leur juste part d’impôts dans les pays où elles sont basées.

La différence, dans le cas des LuxLeaks, c’est que ce coup-ci, on sait : grâce à un sonneur d’alarme du nom d’Antoine Deltour, 28 ans, ex-auditeur du cabinet comptable PricewaterhouseCoopers (PWC). C’est lui qui a copié des centaines d’accords fiscaux – tax rulings – entre le Luxembourg et des multinationales et qui a mis ces 28 000 pages de document à la disposition de journalistes d’enquête.

Il est donc tout à fait légal pour une multinationale comme Bombardier d’éluder le fisc en déplaçant de l’argent d’une filiale à l’autre, d’un territoire à l’autre, en prêtant de l’argent à une coquille vide créée à cette fin…

C’est aussi tout à fait immoral, cela contribue à éroder la base fiscale des États, qui sont de plus en plus contraints de compter sur les impôts des particuliers – vous et moi – pour financer les services publics.

(Dans le cas de Bombardier, il y a une ignominie supplémentaire à l’impôt éludé via le Luxembourg : la compagnie est largement subventionnée par les particuliers – vous et moi – québécois, depuis des décennies. On repassera pour la gratitude.)

Alain Deneault, auteur de Paradis fiscaux : la filière canadienne, estime à 155 milliards la somme qui, en 2012, était « en voyage » dans sept territoires et États de complaisance, pour échapper au fisc canadien. Je répète : 155 milliards. À l’échelle mondiale, une enquête de la CBC sur les paradis fiscaux a permis d’établir un spectre des estimations. 

Il y aurait de 8 à 32 billions (un billion, c’est un million de fois un million…) de dollars planqués dans des paradis fiscaux. Répétez après moi : chacun doit faire sa juste part…

C’est un scandale aux proportions bibliques. Ça contribue à fragiliser les services publics, ici et ailleurs.

Question : Entendez-vous souvent des politiciens en parler ?

Oh, notre ministre des Finances, Carlos Leitao, a bien été forcé de parler du pétrin dans lequel le fleuron national Bombardier s’est retrouvé, la semaine dernière. Il a demandé à Revenu Québec de faire des vérifications. Mais il a immédiatement enchaîné : je suis sûr, a-t-il dit, que nous recevons [de Bombardier] ce que nous devons recevoir…

Ça sent l’enquête serrée, ça !

M. Leitao était banquier avant de faire le saut en politique. Il a travaillé pour la Banque Royale, notamment, bien établie dans nombre de paradis fiscaux. Étant issu du monde bancaire qui facilite l’immoralité de l’impôt éludé à grande échelle, il serait surprenant que M. Leitao perde une heure de sommeil sur les tours de passe-passe des Bombardier de ce monde. Sa réaction me donne à penser qu’il trouve qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

La pratique est immorale, mais elle est légale, je le répète. Question : Pourquoi ?

Piste de réponse, chez Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, dans son livre The Price of Inequality : « Le capitalisme moderne est un jeu complexe et ceux qui gagnent sont bien sûr intelligents. Mais ils ont aussi des caractéristiques moins admirables, comme la possibilité de contourner la loi, ou de la façonner en leur faveur. »

Quand, à l’échelle mondiale, les multinationales dépensent des milliards en lobbying et des millions à donner des jobs à d’anciens politiciens qui vont peut-être le redevenir et écrire des lois, que pensez-vous qui arrive ?

Eh oui ! Les crosses deviennent légales. L’immoral n’est pas illégal. Le ministre des Finances entend parler du Luxembourg et il n’entend pas, il est occupé à se demander comment mettre plus d’élèves dans les classes des écoles québécoises.

Et c’est ainsi que lorsque Martin Coiteux, président du Conseil du trésor, va à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain pour dire que l’État n’arrive plus, que l’État doit couper, que l’État n’a plus les moyens… eh bien, ça va sans dire, il est applaudi à tout rompre.

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