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Le Centre de prélèvement d’organes de l’hôpital du Sacré-Cœur a dû fermer ses portes, vendredi dernier, faute de financement médical du ministère de la Santé et des Services sociaux. La décision de Québec, qui laisse notre chroniqueur pantois, a créé une onde de choc.

Chronique

Le Québec, cancre du don d’organes

Ça faisait des années que le Centre de prélèvement d’organes (CPO) de l’hôpital du Sacré-Cœur, un projet unique, dérangeait l’écosystème du don d’organes québécois.

Quand j’ai écrit sur le CPO en 20141 et en 20152, j’ai vaguement entendu l’écho de cette irritation.

« Irritation » ?

Bah, des petits riens, disons. Des murmures de désapprobation en provenance d’autres centres qui prélèvent des organes, disons le CHUM et le CUSM. Disons Transplant Québec, l’organisme chargé de chapeauter le don d’organes dans la province.

Le don d’organes, c’est bien plus que signer sa carte de consentement à l’arrière de la carte-soleil. C’est une infrastructure, c’est une logistique, c’est un art. Et c’est… complexe.

Pour vous montrer comme c’est complexe : vous pouvez bien signer votre carte de don d’organes, mais s’il vous arrive un accident, ce consentement ne vaut rien si votre famille s’y oppose. Saviez-vous cela ? Non ? Comme je disais : c’est complexe.

Dans les hôpitaux, le don d’organes est souvent vu comme une procédure malcommode. Je m’explique : dans un contexte où les ressources sont limitées, l’idée de réserver un lit à une personne en état de mort cérébrale et d’attendre qu’elle meure pour prélever ses organes, ce n’est pas une idée qui suscite toujours l’enthousiasme dans les unités de soins intensifs.

Je résume le sentiment, inavouable : réservons les lits pour ceux qu’on peut sauver, pas pour ceux qui vont mourir…

Le projet unique du CPO de Sacré-Cœur, porté par l’intensiviste Pierre Marsolais, visait justement à pallier ce biais systémique. À Sacré-Cœur, deux lits étaient réservés pour le don d’organes, en marge des soins intensifs. Du personnel y était affecté.

Au CPO de Sacré-Cœur, on pouvait prendre le temps de donner du temps au temps. De ne pas brusquer les familles à qui on demandait la permission de prélever les organes d’une personne. D’expliquer, d’écouter.

De « découpler » les étapes, comme on dit dans le jargon du don d’organes : donner le temps aux familles, qui vivent le pire moment de leur vie.

« Découpler » ?

Le Dr Marsolais m’avait expliqué, étude suédoise à l’appui, que le simple geste d’accueillir les familles dans une pièce fermée faisait grimper le taux de consentement des familles au don d’organes.

Bref, si vous annoncez à une famille que son père accidenté de la route ne va pas survivre ET si vous lui demandez de consentir au don d’organes dans la même séquence, sans prendre le temps, sans « découpler », vous n’allez pas recueillir tous les organes que vous pourriez recueillir en prenant le temps.

Et le CPO de Sacré-Cœur prenait le temps.

Ça faisait donc des années que le Dr Marsolais irritait les autres acteurs du réseau. Le Dr Gaétan Barrette, qui a appuyé le CPO de Sacré-Cœur quand il était ministre de la Santé, l’a rappelé quand je l’ai interviewé hier3. Il a aussi rappelé la résistance que suscitait ce CPO dans le réseau, notamment chez Transplant Québec. Gaétan Barrette parle d’« obstruction » de collègues médecins envers le Dr Marsolais, dès le début du CPO.

« Obstruction » ?

Transplant Québec a limité le nombre de prélèvements pouvant être dirigés vers le CPO ces dernières années… Ce qui a forcément eu un impact sur les statistiques de Sacré-Cœur !

Le Dr Bernard Cantin, chef du programme de transplantation cardiaque de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec, a déclaré à La Presse4 que le CPO de Sacré-Cœur aurait dû être reproduit à la grandeur du Québec et non pas « cassé ».

Québec a « cassé » le CPO en prétextant une révision des grilles salariales concernant les médecins qui s’occupent des dons d’organes à Sacré-Cœur.

Les médecins ont refusé. 

Le CPO se retrouve donc « cassé », oui : il semble bien que Québec ait fait aux médecins du CPO une offre qu’ils ne pouvaient que refuser. Et ils l’ont refusée. En guise de protestation contre cette mise à mort déguisée, Pierre Marsolais a démissionné.

J’ai parlé hier à la sous-ministre adjointe responsable de ce dossier, Lucie Opatrny. Avant de l’interviewer, j’avais entendu la Dre Opatrny chez Bernard Drainville au 98,5 FM, et disons qu’elle ne m’avait pas ébloui par sa maîtrise du dossier. Le lecteur peut écouter cette entrevue5 et juger par lui-même.

J’ai donc commencé par demander à la sous-ministre adjointe responsable de justifier la crucifixion du CPO de Sacré-Cœur de m’expliquer ce qu’est le « découplage », en matière de dons d’organes, ce « découplage » que je vous ai expliqué ci-dessus, crucial pour le taux de consentement des familles au don d’organes.

Juste ça, Docteure Opatrny : expliquez-moi le découplage…

Au bout du fil, la Dre Opatrny a été incapable de fournir une réponse cohérente.

Le « découplage » est le b.a.-ba des relations humaines entre les équipes soignantes et les familles de donneurs d’organes potentiels. C’est au cœur de l’action unique du CPO de Sacré-Cœur…

Et la sous-ministre responsable de justifier le torpillage du CPO de Sacré-Cœur n’avait aucune idée de ce dont je parlais.

J’émets cette idée : la sous-ministre responsable est fort probablement compétente dans d’autres sphères du jeu de la Santé, mais elle ne connaît pas grand-chose au don d’organes. C’est consternant.

J’émets aussi cette idée : le problème du don d’organes au Québec, il n’est pas au CPO de l’hôpital du Sacré-Cœur. Le problème du don d’organes au Québec, il est dans le fait que nous sommes moins efficaces qu’en Ontario et en Colombie-Britannique en matière d’organes prélevés et transplantés. Cette situation perdure depuis des années.

En clair, ça veut dire que les Ontariens et les Britanno-Colombiens font mieux les choses que nous en matière de dons d’organes. Ça veut donc dire que les Québécois qui attendent un foie, un rein ou un cœur seraient dans une meilleure situation s’ils étaient en Ontario ou en Colombie-Britannique.

Dans ce contexte, pourquoi faire suer un modèle qui – dixit le Dr Bernard Cantin – devrait être reproduit partout ?

J’émets donc cette idée : au lieu d’écœurer le CPO de Sacré-Cœur, peut-être que le gouvernement du Québec devrait commencer à se demander pourquoi Transplant Québec est incapable d’amener le don d’organes québécois aux mêmes niveaux que ce qu’on constate en Ontario et en Colombie-Britannique.

Fin du financement médical du Centre de prélèvement d’organes de Sacré-Cœur

« Cette décision-là n’a pas été prise dans le meilleur intérêt des patients »

Le modèle du Centre de prélèvement d’organes (CPO) de l’hôpital du Sacré-Cœur, avec une équipe soignante, deux lits aux soins intensifs et une salle d’opération réservés aux greffes, aurait dû être reproduit à travers le Québec, et non pas « cassé ».

C’est du moins la vision du Dr Bernard Cantin, chef du programme de transplantation cardiaque de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec.

Le Dr Cantin s’explique mal la décision du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) de mettre fin au financement médical de ce centre de prélèvement – un modèle unique en son genre au Canada – pour faire des économies d’environ 1,2 million par an alors que le CPO avait fait ses preuves, selon son expérience avec ledit centre.

Le MSSS maintient une portion du financement – 1,4 million par an pour les coûts hospitaliers – alors que l’entente sur la rémunération médicale, elle, n’a pas été reconduite. On parle d’environ 1,2 million par an pour assurer qu’il y ait des intensivistes, des anesthésistes et des pathologistes de garde 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 voués aux dons d’organes.

« Cette décision-là n’a pas été prise dans le meilleur intérêt des patients », affirme ce cardiologue spécialisé en greffes cardiaques.

« La logique aurait été de reconduire le financement médical et même d’ouvrir d’autres centres du même genre ailleurs au Québec pour augmenter le prélèvement d’organes, et ainsi sauver plus de vies, car le modèle est exceptionnel. »

— Le Dr Bernard Cantin, chef du programme de transplantation cardiaque de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec

En juin 2013, Québec a mis sur pied le CPO de l’hôpital du Sacré-Cœur, un projet-pilote visant à optimiser le processus de prélèvement d’organes et à augmenter le nombre de dons. En tout temps, au CPO, une salle d’opération, deux lits aux soins intensifs et des équipes sont disponibles pour procéder à des prélèvements d’organes.

Grâce à ce service, tous les hôpitaux desservis par le CPO peuvent, en moins d’une heure, y transférer un candidat pour un don d’organes. Et le prélèvement peut y être réalisé rapidement sans empiéter sur les activités courantes de l’hôpital. Dans les huit autres centres préleveurs du Québec ne bénéficiant pas des services du CPO, l’attente est plus longue ; ce qui peut décourager des familles de donneurs potentiels, souligne Marie-Claude Prud’homme Lemaire, infirmière ressource spécialisée dans les greffes à l’hôpital du Sacré-Cœur.

« Bataille d’ego et de dollars »

L’ancien ministre de la Santé Gaétan Barrette – aujourd’hui dans l’opposition – est outré par la décision du ministère de la Santé.

« Le Dr Pierre Marsolais [médecin coordonnateur du CPO de Sacré-Cœur] s’est investi corps et âme dans ce projet pour augmenter le nombre de greffes au Québec. Il a obtenu des résultats extraordinaires, mais depuis le jour 1, il a vécu de l’obstruction de collègues médecins », explique le Dr Barrette, qui a appuyé le projet depuis sa création alors qu’il était encore à la tête de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ).

« J’ai été témoin d’une grosse bataille d’ego et de dollars dans ce dossier, et ce n’est pas le Dr Marsolais qui avait un problème d’ego », poursuit l’ancien ministre de la Santé.

Vendredi dernier, le Dr Marsolais a reçu la confirmation que le ministère de la Santé ne reconduisait pas le financement médical du centre (environ 1,2 million par an) – qui permettait aux intensivistes, aux anesthésistes et aux pathologistes de se consacrer aux dons d’organes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Ailleurs au Québec, les médecins s’occupent des dons d’organes à travers le reste de leurs tâches.

Le Dr Marsolais a démissionné en guise de protestation, estimant que le centre ne pouvait fonctionner sans ce financement médical. Il a décliné notre demande d’entrevue, hier, disant qu’il espérait encore trouver une solution avec les autorités du MSSS.

« Dans les autres hôpitaux, il y a toujours un patient vivant qui bouscule l’horaire au bloc opératoire ou aux soins intensifs et qui passe avant le patient mort, ce qui a pour effet de repousser le prélèvement », ajoute pour sa part le Dr Cantin.

« L’équipe dédiée du Dr Marsolais à Sacré-Cœur parvenait, elle, à faire augmenter la qualité des organes et le nombre d’organes prélevés, puisque les donneurs ne prenaient la place d’aucun patient vivant. »

— Le Dr Bernard Cantin

À l’hôpital du Sacré-Cœur, cette décision de Québec a causé une onde de choc parmi le personnel soignant. « On est en deuil, et je pèse mes mots », lance l’infirmière ressource Marie-Claude Prud’homme Lemaire. « C’est tellement une cause rassembleuse, le don d’organes. On fait le bien et tout le monde ici y croyait au point où on était 250 employés volontaires dans la banque des employés de garde pour les prélèvements d’organes », poursuit-elle.

Aux yeux de cette infirmière, la décision du Ministère constitue un « retour en arrière ». « On va revenir à l’époque où une césarienne d’urgence va avoir priorité sur un donneur d’organes – et c’est compréhensible, mais cela n’optimise pas le don d’organes », explique cette infirmière ressource.

Durant ses deux premières années d’existence, le CPO de l’hôpital du Sacré-Cœur avait un taux de 124,6 personnes transplantées par million, alors que le taux pour l’ensemble du Québec en excluant les données de Sacré-Cœur était de 44,8 personnes transplantées par million.

« On tient au CPO de Sacré-Cœur, mais… »

Or, dans les années suivantes, les autres hôpitaux se sont améliorés, et Sacré-Cœur ne ressort plus du lot, alors que dans les autres hôpitaux, les médecins ne bénéficient pas de la même entente de financement « bonifié », explique la sous-ministre adjointe au MSSS, la Dre Lucie Opatrny, à La Presse.

« On tient au CPO de Sacré-Cœur, ils font un travail important, insiste la Dre Opatrny, mais il faut comprendre que ce dossier est polarisant. »

« D’autres médecins qui font le même travail [que le Dr Marsolais] trouvent leurs honoraires acceptables et adéquats. »

— La Dre Lucie Opatrny, sous-ministre adjointe au MSSS

Autre raison pour laquelle le Ministère a supprimé le financement médical du CPO de Sacré-Cœur : ces mêmes médecins consultés par le MSSS suggèrent plutôt de financer la rémunération d’un médecin coordonnateur des prélèvements d’organes par établissement de santé.

De plus, la Dre Opatrny affirme que le MSSS répond ainsi au « désir des familles des donneurs » en région, qui préfèrent que les organes de leurs proches soient prélevés dans leur région plutôt qu’à Montréal.

Pour sa part, le critique libéral en matière de santé, André Fortin, accuse la ministre de la Santé Danielle McCann d’avoir « échoué dans ce dossier à faire l’arbitrage nécessaire pour le bien des patients ».

« Le CPO de Sacré-Cœur est le modèle qui fonctionne le mieux au Québec, poursuit le député libéral. C’est à la ministre à trancher si la FMSQ et Transplant Québec [qui a limité le nombre de prélèvements pouvant être dirigés vers le CPO ces dernières années] vont dans une autre direction qui ne correspond pas à la meilleure décision dans l’intérêt des patients. »

Du côté du cabinet de la ministre McCann, on a dirigé les questions de La Presse au MSSS.

La FMSQ a fait savoir par l’entremise de son directeur des affaires publiques et des communications Jacques Tétrault qu’elle prenait acte de la décision du MSSS. « Les sommes qui étaient dédiées aux médecins spécialistes rattachés au projet-pilote seront dédiées à la mise en place d’un réseau de médecins spécialistes coordonnateurs, à travers le Québec, pour stimuler partout sur le territoire les dons d’organes », indique M. Tétrault, de la FMSQ.

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