Livre Le coup de marteau sur la tête du chat

Traiter le fait divers comme un fait scientifique

Chercher à mettre de la cohérence dans des faits qui n’en ont apparemment pas est un réflexe inné chez l’être humain. Dans son ouvrage, Édouard Launet tisse des liens entre les connaissances scientifiques et les faits divers qui piquent la curiosité.  

Considérez deux titres d’articles récemment parus dans la presse. « Pour se venger de sa mère, il tue son chat à coups de marteau » : c’est un fait divers. « Étude expérimentale de l’embolie gazeuse par voie carotidienne chez le chat » : c’est de la science. Dans les deux cas, le chat a passé un mauvais quart d’heure. Dans les deux cas, les faits se sont produits à Marseille, dans un quartier défavorisé de la ville pour l’un, à l’Institut de neurophysiologie et psychophysiologie pour l’autre. Mais quant au reste, tout diffère. Premièrement, ces deux événements n’ont pas eu le même écho : le premier article a régalé les quelques milliers de lecteurs du quotidien La Provence, tandis que le second a été publié par le Journal of Electroencepha-lography and Clinical Neurophysiology avec un retentissement évidemment bien moindre. Ensuite, le premier chat est mort pour rien, alors que les autres (l’étude a nécessité dix-huit animaux, dans le sang desquels a été injecté du gaz), victimes de lésions plus ou moins sérieuses, ont fait progresser la connaissance sur les embolies. D’un côté un accident, c’est-à-dire le fortuit ; de l’autre un projet, c’est-à-dire le construit.

Les faits divers peuvent susciter beaucoup d’intérêt et de curiosité, ils n’en laissent pas moins le monde fondamentalement inchangé, excepté pour leurs acteurs morts ou blessés. Ce sont souvent des drames, certes, mais ce ne sont que des drames.

À moins que la chose ne devienne un sport national, il n’y a pas de loi générale à tirer d’un aplatissement de chat à coups de marteau, sauf dans le domaine de la psychopathologie éventuellement. Les faits scientifiques, eux, atteignent rarement les médias grand public, et pourtant ils modifient subtilement l’ordre des choses. Pour les plus importants d’entre eux, ils définissent clairement un avant et un après. D’un strict point de vue rationnel, cette différence de réception des uns et des autres apparaît donc comme une anomalie.

Bien sûr, nous savons que le rationnel n’occupe qu’une place relative dans nos vies. Et nous savons aussi que les chances sont minces de voir demain les journaux se mettre à consacrer autant de place aux progrès des sciences qu’aux meurtres, escroqueries, friponneries et chats écrasés. D’où cette idée : pourquoi ne pas traiter le fait scientifique comme un fait divers, et – plus ardu – le fait divers comme un fait scientifique ? Eh bien, c’est précisément ce à quoi va s’employer cet ouvrage, via l’analyse d’une soixantaine de cas, non par prosélytisme ou souci d’équité mais par simple goût de l’expérience.

Il n’est pas vain de chercher à tisser des liens entre les connaissances scientifiques et les petites actualités sans portée générale qui sont le sel de l’information. C’est même un réflexe inné de l’être humain que de chercher à mettre de la cohérence dans des faits qui n’en ont apparemment pas. Il s’agit en fait d’un réflexe de survie ainsi que diverses études expérimentales l’ont démontré, avant que la psychologie évolutionniste ne le théorise. Car les expérimentateurs ont découvert que plonger un individu dans un univers indéchiffrable stimulait ses capacités cognitives, et donc sa capacité de défense. De leur côté, les théoriciens ont avancé que notre goût pour les histoires remontait à l’âge des cavernes, une époque où rassembler un groupe autour d’un conteur accroissait ses chances de survie (on se défend mieux à plusieurs). Notre passion pour les faits divers et notre besoin de comprendre trouveraient donc tous deux leur origine au fond des âges.

Le processus naturel qui amène chacun de nous à bâtir des mondes plus ou moins cohérents à partir de faits divers donnés prend chez les écrivains des proportions considérables. Madame Bovary en est l’exemple le plus célèbre et le plus accompli puisque le roman de Gustave Flaubert a eu pour origine une affaire qui eût pu être titrée : « Délaissée par son amant, la femme du médecin se suicide » – ainsi que le fit en 1848 Delphine Delamare, née Couturier, le modèle d’Emma. 

Depuis, et singulièrement ces toutes dernières années, les romanciers ont régulièrement entrepris de revisiter des histoires sordides pour en extraire divers enseignements sur la nature humaine. 

Les sciences sociales ont, elles aussi, investi le domaine avec en particulier les travaux de Roland Barthes, lequel fit du fait divers, genre truffé de codes et d’ambiguïtés intéressantes, un passionnant champ d’analyse structurale et linguistique. En quelques pages, l’auteur de Structure du fait divers a dit l’essentiel, il n’y a donc pas lieu d’y revenir. Pas plus que nous n’aurons la prétention d’inscrire nos pas dans ceux de Flaubert.

Par contre, nul ne s’était attaché jusqu’à présent à sonder les soubassements scientifiques et techniques des faits divers, c’est-à-dire à rapprocher le champ du fortuit de celui du construit. C’est là toute l’ambition des pages qui suivent. Nous avons procédé de manière fort simple, en croisant ces deux sources extrêmement riches et variées que sont, d’une part, la littérature fait-diversienne, soit une partie conséquente des pages « Société » des journaux, et, d’autre part, la littérature scientifique, c’est-à-dire le corpus presque infini des articles qui paraissent dans les revues savantes. Nous avons favorisé les résultats les plus cocasses car l’autre aspiration – immense et dérisoire – de ce livre est de divertir.

La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri, a écrit Chamfort. L’auteur des Maximes n’est pas cité ici par hasard car il fut lui-même l’acteur d’un fait divers tragique. Craignant d’être jeté en prison (pour de complexes histoires politiques), il tenta de se suicider en commençant par se tirer une balle de pistolet dans le visage, qui ne parvint qu’à lui arracher le nez et une partie de la mâchoire, puis en cherchant à s’égorger avec un coupe-papier, mais il rata l’artère. Alors le pauvre homme se planta carrément l’arme dans la poitrine. Sans plus de succès d’ailleurs.

Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort n’avait de l’anatomie que de vagues notions, mais il était armé d’une jolie plume et d’un pessimisme profond. Nous plaçons cet ouvrage sanglant sous sa protection.

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