Chronique

Sa dernière danse

Peut-être parce qu’en apprenant, il y a huit ans, qu’elle avait un cancer incurable, elle avait réagi en se mettant à danser dans sa chemise d’hôpital, son corps encore branché à un soluté. Peut-être parce qu’elle n’avait cessé de danser depuis, faisant virevolter ses crinolines à Montréal comme à Times Square. Peut-être parce que danser, c’était sa façon de conjurer le mauvais sort ou son moyen de survie, ou peut-être rien de tout cela. 

Chose certaine, Johanne Fontaine, qui nous a quittés la semaine dernière, rêvait de faire Les dieux de la danse. Elle en rêvait depuis longtemps. Elle en avait parlé à ses amis, l’avait laissé savoir à des gens de télé dans l’espoir que le mot se passe et se rende aux oreilles des producteurs de l’émission. Finalement, à la fin de l’hiver dernier, voyant ses forces s’amenuiser et la fin, cette putain de fin qu’elle rejetait de tout son être, mais qu’elle voyait approcher à pas de loup, Johanne Fontaine a décidé de prendre les choses en main et de demander carrément aux producteurs de l’émission de la laisser participer à la nouvelle saison, de la laisser danser une dernière fois, une dernière fois avant de mourir.

Mis au parfum du projet, son médecin le lui a vivement déconseillé en plaidant qu’elle allait raccourcir sa vie de six mois. Johanne lui a répondu que si c’était pour souffrir six mois de plus, elle préférait abréger sa vie en dansant.

Les producteurs des Dieux de la danse l’ont accueillie comme candidate, même malade, même en possible fin de vie. Mais une fois leur décision rendue, le rêve de Johanne a failli tomber à l’eau, faute de partenaires disponibles ou disposés à danser avec elle.

Johanne avait beau appeler à droite comme à gauche, elle ne trouvait personne pour danser avec elle. Personne.

En désespoir de cause, son vieil ami Marcel Leboeuf, qui l’a connue adolescente rebelle à Laval-des-Rapides, a accepté de se dévouer, même si la danse n’était pas exactement sa tasse de thé.

« Mais Johanne voulait tellement. C’était tellement important pour elle de montrer au monde qu’elle était encore capable de danser, que la maladie n’avait pas encore tout gagné », raconte Marcel Leboeuf.

Les répétitions ont eu lieu en mai dernier.

« Johanne est arrivée en retard à la première répétition, médicamentée à l’os. En entrant dans la salle, elle s’est pitchée par terre en clamant : ‟Je suis en retard, je le sais !” », dit en rigolant Marcel Leboeuf.

La répétition pour leur numéro de mambo a commencé. Avec l’aide de ses patchs de fentanyl et de son cathéter lui pompant des mini-doses de morphine, Johanne s’est mise au pas. Dès que la caméra la filmait, elle était fière, forte et droite. Dès que la caméra s’éteignait, ses jambes la lâchaient et Johanne s’effondrait de fatigue, son corps, un champ de ruines. Mais elle gardait le cap malgré tout, et pour rien au monde n’aurait-elle abandonné la partie.

Le jour de l’enregistrement est enfin arrivé.

« Ce jour-là, Johanne était comme une petite fille de 4 ans dans un magasin de jouets. Elle était euphorique et rayonnait de joie malgré la douleur physique. »

— Marcel Leboeuf au sujet de l’enregistrment des Dieux de la danse

« Elle était tellement heureuse et moi aussi, ça m’a rendu heureux de savoir que je l’aidais à réaliser son rêve », se rappelle Marcel Leboeu avec émotions.

Contre toute attente, Johanne et Marcel, qui ne devaient pas passer en deuxième ronde après le dévoilement des notes, ont été sauvés par le juge Serge Denoncourt. Johanne était au septième ciel. Marcel, lui, était inquiet pour la santé déclinante de sa partenaire.

À la mi-juillet, les répétitions pour un numéro de danse contemporaine ont commencé. Cette fois, lorsque Marcel a vu Johanne arriver, il a compris qu’il devrait danser pour deux. Sa partenaire n’avait plus de tonus, plus d’énergie, elle était pâle comme la mort, sa peau plus mince que du papier, piquée de partout, ravagée par les trop nombreuses chimios. Et comble du malheur, l’amoureux de Johanne venait d’être hospitalisé après un sérieux accident de moto. « Johanne quittait les répétitions pour aller à l’hôpital à la fois pour elle et puis pour son chum. C’était fou, mais surtout, ça prenait un courage incroyable. Et du courage, Johanne en avait à revendre. Encore une fois, il n’était pas question pour elle d’abandonner. »

Avant l’enregistrement de leur deuxième prestation à la fin de juillet, Marcel est allé voir Serge Denoncourt en catimini. « Je l’ai supplié de nous éliminer à la fin. Je ne l’ai pas dit à Johanne parce que, la connaissant, elle serait revenue une troisième fois, mais je me disais que ça n’avait plus de sens. Il fallait qu’elle se repose. Reste qu’à la fin du numéro, quand on s’est pris dans les bras, j’ai vraiment vécu un des plus beaux moments de ma vie. »

Deux semaines plus tard, Johanne Fontaine annonçait sur sa page Facebook qu’elle était en fin de vie. L’aveu a dû être presque aussi difficile à avaler que sa terrifiante réalité. Mais même ce jour-là, Johanne a laissé la porte entrouverte pour que l’espoir puisse s’y glisser. J’ai rarement vu un être humain s’accrocher à la vie avec autant de fougue et de force, sans s’apitoyer sur lui-même et avec une énergie, teintée par moments de désespoir, mais aussi faite de lumière et d’espérance.

On pourra voir Johanne aux Dieux de la danse le 8 novembre, danser sa dernière danse dans la joie et dans la lumière qui éclairera à jamais son souvenir.

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