ENTREVUE AVEC LA FONDATRICE DE WAR CHILD

Financer la guerre malgré soi

Facile de se sentir à des années-lumière des combats qui se déroulent ces jours-ci en Irak et en Syrie. Suffit de fermer le journal ou la télévision, pensez-vous. Pas si vite, dit la travailleuse humanitaire canadienne Samantha Nutt. À votre façon, vous financez et profitez de ce bourbier.

« La guerre n’est pas aussi éloignée que nous le croyons. Elle se trouve dans nos poches, génère des rendements annuels pour nos fonds de pension, orne nos annulaires et remplit le réservoir de nos voitures », écrit la cofondatrice de l’organisation War Child dans l’essai Les guerriers de l’impossible, qui vient tout juste de paraître en français aux Éditions Boréal.

En personne, dans un hôtel du centre-ville de Montréal, Samantha Nutt affirme que la plupart des fonds de pension du pays investissent dans des entreprises qui fabriquent des armes, tantôt lourdes, tantôt légères, responsables de millions de morts en République démocratique du Congo, en Somalie, en Sierra Leone, tout comme en Irak. 

« À part deux fonds de pension sur lesquels je n’ai pas trouvé de données, tous les fonds de pension scrutés avaient investi dans l’industrie des armes légères, y compris ceux du Québec. »

— Samantha Nutt, médecin et auteure de l’essai Les guerriers de l’impossible

PLUS ÇA CHANGE…

Son essai, sorti en anglais en 2011, a beaucoup fait jaser. Médecin de famille qui a consacré sa vie aux victimes civiles des conflits armés, la Canadienne anglaise jette un regard sévère sur l’aide humanitaire et le développement qui, tels qu’ils sont souvent pratiqués aujourd’hui, servent à donner bonne conscience sans remettre en question l’économie de la guerre.

Trois ans après la première publication, rien n’a changé, se désole Mme Nutt, en rappelant que la machine de guerre se porte mieux que jamais, notamment en Irak, où le président américain vient d’annoncer une intervention accrue.

« J’étais en Irak en 2003 quand les Américains ont pris Bagdad. On pouvait prédire à l’époque ce que l’on voit aujourd’hui », note celle qui est souvent invitée à commenter l’actualité internationale au bulletin télévisé de la CBC. La dissolution de la Garde républicaine de Saddam Hussein a envoyé des milliers d’hommes armés dans la marge. Les haines sectaires ont pris le dessus et aujourd’hui, l’État islamique recrute les uns et terrorise les autres.

« Maintenant, on va armer les opposants de l’État islamique en Syrie. On se retrouve dans le camp de Bachar al-Assad. Après, on ne pourra pas contrôler où sont ces armes », ajoute-t-elle. L’histoire se répète. « Au bout du compte, on aura besoin d’une résolution politique », croit-elle.

GARDER LA PAIX

L’organisation qu’elle a fondée avec son mari, l’actuel ministre ontarien de la Santé, Eric Hoskins, travaille principalement auprès des femmes et des enfants qui ont été happés par la guerre au Soudan du Sud, en Afghanistan, au Congo, en Ouganda, en Sierra Leone et à la frontière syrienne. Le but principal : donner un coup de pouce aux communautés qui veulent se reconstruire et encourager la débrouillardise plutôt que d’imposer des solutions made in Toronto.

Samantha Nutt rêve du jour où l’aide humanitaire aidera les pays en paix à le rester, plutôt que de servir de pansement inadéquat au milieu d’un conflit.

Elle donne en exemple le Liberia. Après la guerre civile dans le pays, la présidente Ellen Sirleaf Johnson a demandé de l’aide pour remettre sur pied les infrastructures de santé. Elle a trouvé peu d’oreilles attentives. Résultat : le pays est mal outillé pour faire face aujourd’hui à l’épidémie causée par le virus Ebola. « Les pays en paix n’intéressent personne, ironise Mme Nutt. Ça donne lieu à des annonces moins spectaculaires. »

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