Chronique

Réfugiés dans leur propre pays

Mendy Pape sort une chemise de son placard. Une chemise blanche avec des rayures verticales bleues qu’il brandit comme un trophée. « C’est celle-là ! Je l’adore. Je la porte encore ! »

C’est en portant cette chemise que Mendy a tenté pour la première fois, à 16 ans, de signaler à sa famille son désir de s’écarter du chemin hassidique tracé pour lui à la naissance. « C’était mon premier acte de rébellion. Ma mère a cessé de me parler quand elle a vu que je portais autre chose qu’une chemise blanche… »

Mendy a grandi dans une famille juive ultra-orthodoxe de la communauté Loubavitch, à New York. Il a fréquenté une école religieuse. À 18 ans, il est devenu rabbin à Montréal.

À l’âge de 21 ans, Mendy a décidé de tourner le dos à la vie hassidique. Dans sa tête, dans son cœur, il avait en fait déjà quitté la communauté bien avant. Enfant, il mangeait parfois en cachette de la crème glacée non kasher sur le chemin de l’école. Il ne ressentait jamais la moindre culpabilité en le faisant. Pas plus qu’il n’en ressentait quand il transgressait d’autres lois religieuses. À l’adolescence, il s’est mis à réfléchir plus sérieusement. Il devenait de plus en plus clair à ses yeux que le monde hassidique n’était pas fait pour lui.

Il lui fallait donc partir. Mais partir où ? Et comment ? Comment marcher librement quand on vient d’une communauté où on est pris en charge de la naissance à la mort, où chaque geste posé est dicté à l’avance ?

« Je n’avais aucune ressource. Pas de logement. Rien à manger. Pas d’argent. Pendant un an, je n’ai eu aucun ami. Parce que je ne savais pas comment parler aux gens à l’extérieur de la communauté. »

— Mendy Pape

Mendy a été sans-abri pendant trois mois. Tel un réfugié dans son propre pays, il était en mode survie. Il a cumulé les petits boulots. Trois jobs en même temps. Il travaillait 18 heures par jour. La nuit, dans une boulangerie de bagels. Le jour, dans un restaurant. Le week-end, dans un supermarché. Il s’est trouvé un vélo pour se rendre d’un endroit à l’autre.

« Je partais de zéro. Je n’avais pas d’expérience, pas d’éducation, pas de CV. Mais j’ai fini par arriver quelque part ».

Quelque temps après, Mendy a décidé de déménager à Trois-Rivières. C’est là qu’il a appris le français. Pourquoi Trois-Rivières ? Parce qu’on y trouve l’École nationale de l’horlogerie. Enfant, il aimait défaire le mécanisme des montres et tenter de le remonter. Alors que sa propre vie était démontée et qu’il ne savait plus comment la remettre en marche, il a décidé de poursuivre ce rêve d’enfant.

Happé par la dépression, il n’a jamais pu finir son cours. Il a fait des tentatives de suicide. « C’est comme si j’avais sauté dans un train en marche, que je tentais de m’accrocher de l’extérieur et qu’il y avait tous ces arbres dans lesquels je fonçais… Ce n’était pas facile. Je suis tombé. »

Il a été hospitalisé pendant près de trois mois. Des traumatismes d’enfance l’ont rattrapé. Il avait été victime d’agressions sexuelles dans son enfance. L’agresseur était un animateur dans un camp d’été religieux en Pennsylvanie (il a été condamné des années plus tard). Mendy n’en avait encore jamais parlé à personne.

Il avait l’impression de se battre seul contre toute une armée. Il a pris le temps de se soigner. « Au lieu de me remettre à courir, j’ai repris mon souffle et j’ai attendu le prochain train. »

Ce train a amené Mendy à reconstruire sa vie sur de nouvelles bases. Il s’est réconcilié avec sa famille. Il est retourné sur les bancs d’école. Il a obtenu son diplôme d’études secondaires. Il s’est fait des amis. À 27 ans, il entreprend maintenant des études collégiales pour devenir infirmier.

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Mendy a contribué à la mise sur pied de Forward, qui vient en aide à ceux qui quittent la communauté hassidique. Cet organisme montréalais, dont je vous parlais hier, a été créé l’été dernier après le suicide de deux sœurs hassidiques à New York.

« Il y a des gens qui veulent partir, mais qui ont très peur. D’autres qui ont essayé de partir et qui sont revenus parce qu’ils n’avaient pas eu le soutien dont ils avaient besoin… Et il y a ceux qui se suicident et qui n’ont pas cette chance », souligne Joey Tanny, 32 ans, un membre de Forward qui a lui-même abandonné la vie hassidique il y a plus de 15 ans.

Quitter l’univers hassidique peut dans bien des cas augmenter les risques de pensées et de comportements suicidaires, observe Levi Riven, doctorant en psychologie. Le chômage, l’isolement, le divorce ou la séparation avec la famille sont autant de facteurs de risque.

« Le soutien social est le facteur de protection le plus important contre le suicide, précise-t-il. Quand des gens vivent un changement de vie qui leur fait perdre ce soutien, on peut s’attendre à ce que les taux de dépression et de suicide soient plus élevés. »

Le but de Forward n’est pas de convaincre des gens de quitter le milieu hassidique, rappelle Mendy. Il s’agit plutôt de faire savoir à ceux qui veulent le faire et qui souffrent en silence qu’ils ne sont pas seuls au monde. « Nous sommes là pour les attraper quand ils tombent. »

Leur dire qu’il y a une vie après l’exil. Une belle vie, même.

Pour joindre Suicide Action : 1 866-APPELLE (1 866 277-3553)

Rejetés par leur communauté ?

J’ai demandé à Mayer Feig, l’un des porte-parole les plus en vue du milieu hassidique montréalais, quel regard il porte sur les gens qui quittent la communauté et sur l’existence de l’organisme Forward.

« Ce n’est pas un nouveau phénomène. Il y a toujours eu des gens qui quittent la communauté. Ce qui est nouveau, c’est que les gens racontent leur histoire sur internet et que c’est plus accessible.

« Nous sommes très peinés qu’ils partent. Et comme en toutes choses dans la vie, les gens réagissent différemment. Certaines personnes les évitent et les rejettent. D’autres vont tendre la main. Personnellement, je ne vais jamais fuir une personne qui a choisi de partir. Ma religion m’enseigne d’aimer tout le monde, y compris ces gens. J’essaierais plutôt de tendre la main. La plupart des gens dans la communauté feraient la même chose.

« Comme nous sommes des juifs orthodoxes croyants, nous aimerions bien sûr convaincre tout le monde de rester dans la communauté. Nous pensons que c’est le bon chemin. Mais si un tel organisme de soutien permet d’empêcher une seule personne de se suicider, je pense que c’est une bonne chose. Plusieurs reviennent après avoir quitté la communauté. Peut-être qu’un jour, cette personne voudra revenir. »

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