Libre-échange

Qu’est-ce qui dérangeait (et dérange encore) les Wallons ?

OTTAWA — L’enjeu qui a failli faire dérailler l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne (UE) ? Le droit accordé aux multinationales de poursuivre un État si celui-ci adopte des politiques néfastes pour ses investissements en contravention avec l’accord. Si les Belges ont finalement trouvé un compromis hier, cette protection des droits des investisseurs – susceptible de devenir une norme pour d’autres traités internationaux – pourrait bien ne jamais entrer en vigueur. Explications.

Compagnie pétrolière contre pays en voie de développement

Ce droit des investisseurs de poursuivre un État n’est pas nouveau. Il existe dans des dizaines de traités bilatéraux d’investissement (dont le traité Canada-Chine de 2014) et la Charte de l’énergie. Au départ, il a été créé pour garantir une « sécurité juridique » aux investisseurs dans des pays en voie de développement, selon Richard Ouellet, professeur en droit international économique à l’Université Laval. « Le gouvernement pouvait leur dire demain matin : “Ta raffinerie de pétrole est à moi”, dit-il. La seule conséquence, c’est de condamner un État à indemniser un investisseur. Le pouvoir de légiférer des États n’est pas atteint. »

Une première… après l’ALENA

L’accord Canada-UE est seulement le deuxième traité de libre-échange entre deux régions développées avec une telle clause, après l’Accord de libre-échange nord-américain. « On avait des doutes sur le système judiciaire mexicain, rappelle le professeur Richard Ouellet. Or, ce qui s’est produit, c’est que des entreprises ont plutôt poursuivi le Canada en raison de ses normes, notamment environnementales. » Le Canada a fait l’objet d’une trentaine de poursuites d’investisseurs en vertu de l’ALENA. Au début, Richard Ouellet se souvient de « cas particulièrement choquants » où des entreprises américaines ont été indemnisées en raison de normes environnementales canadiennes. Une poursuite plus récente : une entreprise américaine, Lone Pine Resources, réclame 119 millions au fédéral depuis 2013 pour le moratoire sur le gaz de schiste au Québec.

Que dit l’accord ?

– Le droit pour un pays d’imposer des réglementations « en vue de réaliser des objectifs légitimes en matière de politique » n’est pas une violation des droits des investisseurs.

– L’accord énumère une liste non exhaustive d’« objectifs légitimes » de politiques publiques à l’article 8.9 : la santé publique, la sécurité, l’environnement, la moralité publique, la protection sociale ou des consommateurs, la diversité culturelle.

– S’il ne viole pas un contrat, un État a le droit de ne pas accorder ou renouveler une subvention.

– Les investisseurs doivent être traités de « façon juste et équitable » par les États, qui ne peuvent notamment pas agir de façon discriminatoire.

– Les investisseurs dont les droits ne sont pas respectés doivent être indemnisés de façon adéquate.

« Belle évolution » ou « changement radical » ?

« C’est une immense amélioration, une belle évolution du droit des investissements. On garantit la marge de manœuvre des gouvernements, notamment en environnement. On a tempéré beaucoup de problèmes. C’est un très beau modèle où on s’est éloigné de l’ALENA qui offre des protections très larges [aux investisseurs]. » 

— Richard Ouellet, professeur en droit international économique à l’Université Laval, favorable à l’accord

« Ces nouvelles clauses seront un précédent, c’est pourquoi il faut les regarder attentivement. C’est un changement radical, un nouveau risque financier pour les régimes démocratiques. Le texte manque de clarté quant à savoir si des entreprises pourraient être indemnisées en vertu de politiques jugées d’intérêt public, et les arbitres ont parfois une forte tendance à interpréter les clauses en faveur des investisseurs. Si les pays doivent payer, cela aura un effet dissuasif sur les gouvernements qui voudraient adopter des lois. »

— Gus Van Harten, professeur en droit international économique à l’Université York, critique de l’accord

Différence d’interprétation

Richard Ouellet et Gus Van Harten interprètent différemment deux clauses de l’accord (articles 8.9 et 8.12). Selon Richard Ouellet, l’article 8.9 garantit le droit pour les États d’imposer des réglementations selon des objectifs légitimes sans devoir indemniser des investisseurs, et l’article 8.12 fait en sorte qu’une réglementation non légitime forcera un État à indemniser un investisseur de façon adéquate. Gus Van Harten craint plutôt que l’article 8.12 soit interprété comme une disposition plus précise de l’article 8.9 créant une obligation pour un État d’indemniser un investisseur même si sa réglementation est « d’intérêt public ».

Arbitrage

Autre point de discorde : le mécanisme d’arbitrage des litiges entre les multinationales et les pays.

« Les multinationales n’ont pas à se justifier de ne pas s’adresser aux tribunaux nationaux, ce qui est un manque de respect envers les tribunaux nationaux. Aussi, les arbitres ont un incitatif financier direct, car ils sont rémunérés selon la fréquence des litiges », dit le professeur Gus Van Harten. Le professeur Richard Ouellet fait valoir que les arbitres seront nommés par l’ensemble des pays (au lieu de la formule habituelle où chaque partie choisit un arbitre et les deux arbitres choisissent le troisième). Les Wallons auraient aimé une cour permanente d’arbitrage, un projet de l’Union européenne qui n’a pas l’appui des États-Unis. Richard Ouellet décrit le mécanisme d’arbitrage Canada-UE comme un « compromis honorable en attendant de faire mieux ».

L’accord entrera-t-il en vigueur ?

Oui… et non, à en croire le compromis belge. Soit, la Belgique a signé hier, mais les Wallons préviennent qu’ils ne ratifieront pas l’accord dans son état actuel. Il entrera en vigueur de façon provisoire quand il sera approuvé par le Conseil des ministres de l’Europe (à l’unanimité) et le Parlement européen, ce qui devrait maintenant être une formalité. 

Mais pour que l’accord complet entre en vigueur, il doit ensuite être ratifié par les 38 parlements des 28 pays. Et la Wallonie a prévenu qu’elle ne le ratifierait pas.

En cas d’un seul « non », seul l’accord provisoire – qui comprend environ 90 % de l’accord, dont l’abolition de 98 % des tarifs entre le Canada et l’Europe – continuera de s’appliquer. Le chapitre sur les droits des investisseurs ne faisant pas partie de l’accord provisoire, il pourrait donc ne jamais entrer en vigueur. « On a pelleté [le problème] en avant cette semaine », résume Richard Ouellet.

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