Chronique

Restituer l’humanité

Il y avait à Québec un homme qui explorait les plantes comme d’autres explorent les fonds marins. Car il y a, enfouis très profond dans les plantes sauvages, les fruits et les légumes une incroyable quantité de trucs minuscules au nom imprononçable utiles pour la santé.

« Le travail consiste à dompter les composés en décryptant leurs secrets et en trouvant les meilleurs moyens de leur faire livrer leur plein potentiel », peut-on lire sur le site de l’Université Laval qui décrit le travail du professeur Khaled Belkacemi.

Chaque jour, le prof Belkacemi se rendait au travail pour fouiller dans les plantes. Pour travailler sur les huiles végétales. Sur la « valorisation du lactose par oxydation partielle ». Pour écrire un article scientifique. Diriger la thèse de doctorat d’un étudiant sur les effets des pesticides sur les sols et la manière de protéger la santé humaine.

Il allait au gym, il s’entraînait, il aimait, il rigolait avec ses amis, il avait des enfants.

Il est mort dimanche soir dans une petite mosquée de Québec parce que, dans la liste des choses qu’il était, il était aussi musulman.

Et il se trouve que dans sa propre ville, apparemment, un jeune homme s’était fait une idée détestable de ce qu’est un musulman, qu’il en avait peur, qu’il a décidé d’en éliminer.

On explorera un jour prochain la psyché du tueur, ses troubles, ses motivations, tout ça.

En attendant, il me semble qu’il faut restituer un peu d’humanité à ceux qui sont morts en priant, une balle dans le dos, et à ceux qui ont failli mourir.

Ils ont chacun une vie, une vie riche de mille péripéties et banalités, comme les nôtres.

Parler de « six musulmans assassinés », même quand c’est dit avec toute la compassion du monde, même si c’est vrai, même s’il faut bien résumer les choses, on n’a pas le choix, c’est déjà diluer leur humanité.

C’est un peu accepter le code du tueur : ces gens-là étaient avant tout des musulmans, seulement des musulmans, en fait. Pour tuer par folie ou par idéologie, ou les deux, il fallait qu’ils soient « ça ». Ça, qui n’est pas l’appartenance à une foi parmi d’autres, mais le symbole abstrait d’une menace violente, imminente, qu’il faut combattre.

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C’est plus difficile à tuer, un homme en particulier. Cet homme-là consacrait ses heures de travail au progrès de l’agriculture et de la santé humaine. C’est difficile de regarder toute l’humanité d’une personne et de la tuer. C’est plus facile de dos, probablement.

D’une manière ou d’une autre, pour nous autres aujourd’hui, c’est cette humanité niée de chaque victime qu’il faut aller retrouver, imaginer, reconstruire.

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Il faisait froid et une fine neige tombait dans le parking de la vieille église Notre-Dame-de-Foy, dont il ne reste qu’un squelette depuis l’incendie de 1977, mais qui est devenue un « centre d’interprétation », comme bien des églises du Québec.

Il faisait froid, mais des milliers des gens emplissaient l’espace pour ce rassemblement.

Les mains ouvertes sous un ciel incertain, Mohamed Yangui a prononcé une prière pour les morts, Al-Fathia, m’ont expliqué mes voisins, qui psalmodiaient cette sourate connue de tous les musulmans. Les discours ont été brefs. Les mitaines et les gants mettaient comme une sourdine aux applaudissements et les rendaient plus graves. Les gens ont marché en silence vers cette mosquée qui a tellement l’air de rien, sauf un petit écriteau, ce pourrait être un bureau de dentiste.

Là sont morts six hommes « parce que » ils étaient musulmans.

Mais hier soir, dans le froid, à la lueur de quelques chandelles, des milliers étaient là pour dire avec leurs pieds notre commune humanité.

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