Chronique

Dons d’organes à la russe

À 19 ans, Alina Sablina avait déjà six ans de ballet classique dans le corps. Elle venait de quitter sa ville natale, Ekaterinbourg, pour étudier le design industriel à Moscou. Et elle flirtait avec l’idée de devenir journaliste.

« Ma fille était pleine de rêves et de projets », soupire sa mère, Elena Sablina. Tous ces rêves ont connu une fin abrupte un jour de janvier 2014, quand Alina a été heurtée par une auto alors qu’elle traversait une rue de la capitale.

Pendant les cinq jours qui ont suivi l’accident, ses parents ont veillé leur fille inconsciente dans un hôpital moscovite. Le sixième jour, le personnel leur a interdit de s’approcher d’Alina. Et le lendemain, ils ont reçu un coup de fil d’une entreprise funéraire leur annonçant sa mort.

Un accident tragique comme il en arrive tous les jours, partout dans le monde. Sauf qu’un mois après la mort d’Alina, sa mère a reçu une convocation pour assister au procès du chauffard impliqué dans l’accident. Et dans un des documents qu’on lui a remis, elle a découvert la liste des organes qui avaient été prélevés sur sa fille après sa mort : le cœur, les reins, les glandes surrénales, une partie de l’aorte, un fragment de la veine cave et un bout de poumon.

Elena était stupéfaite : sa fille n’avait jamais signé d’autorisation pour un don d’organes. Et à aucun moment des six jours de son coma un médecin n’est venu informer les parents qu’elle était considérée comme une donneuse potentielle.

Et pour cause : depuis 1992, les Russes sont « présumés donneurs » par une loi qui s’applique à tous, sans droit de retrait.

La plupart des gens ignorent l’existence de cette loi, croit Elena. Seul le hasard d’une poursuite judiciaire lui a permis de comprendre que pendant qu’elle veillait sa fille, des médecins la préparaient en catimini pour le grand charcutage…

« Je crois que beaucoup de familles peuvent se retrouver dans cette situation. J’ai donc décidé de me battre pour faire changer la loi et la rendre plus humaine », explique Elena au téléphone depuis Ekaterinbourg.

Elena Sablina a intenté une poursuite contre l’hôpital et ses médecins. Pour l’aider dans cette démarche sans précédent en Russie, elle a fait appel à Sutyajnik, une ONG d’Ekaterinbourg qui soutient les citoyens dans des batailles juridiques contre l’État.

Anton Burkov était de passage à Montréal, cette semaine, à l’invitation de la Clinique internationale de défense des droits humains de l’UQAM, qui permet à des étudiants supervisés de travailler sur des cas de justice internationale.

La clinique a appuyé plusieurs causes défendues par Sutyajnik. Y compris celle d’Elena Sablina.

En deux ans, celle-ci a épuisé tous ses recours en Russie. Elle poursuit maintenant sa bataille devant la Cour européenne des droits de l’homme. Selon Sutyajnik, plusieurs principes de la Convention européenne des droits de l’homme ont en effet été violés pendant toute cette saga : le droit à un procès équitable, le droit à un traitement humain ou encore le droit au respect de la vie privée.

Tout comme Elena Sablina, Anton Burkov se demande si cette cause ne risque pas de déboucher sur une question plus vaste : qu’arrive-t-il au juste de tous ces organes prélevés secrètement et dont l’inventaire est plus qu’approximatif ?

« Sont-ils utilisés pour la vente ? Comment savoir ? Tout est tellement secret. »

Il n’est pas le seul à se poser cette question. « La présomption de consentement crée une absence de contrôle sur les prélèvements d’organes et leurs registres – créant l’environnement dont le crime organisé a besoin pour vendre des organes non enregistrés sur le marché noir », écrit le Moscow Times.

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Au fil des ans, Sutyajnik a défendu bénévolement des dizaines d’autres causes touchant à des questions comme l’accès à l’aide juridique, le droit de vote des prisonniers, les propiska, ou droits de résidence imposés aux citoyens russes, etc.

On ne se lance pas dans ce genre de causes impunément en Russie. Anton Burkov a vu sa thèse de doctorat rejetée lors d’une première soutenance, par exemple. Il la terminera avec succès à Cambridge…

Quant à Sutyajnik, l’ONG a été visée par la récente loi sur les « agences étrangères » et accusée de recevoir de l’argent en provenance d’autres pays. Sanction : une amende de 10 000 $. Une somme énorme pour une ONG qui ne facture pas ses services à ses clients.

« En nous harcelant, le gouvernement aimerait que nous passions notre temps à nous défendre nous-mêmes plutôt qu’à défendre nos clients », dit Anton Burkov.

Il y a des jours où ce juriste se demande pourquoi il continue à se battre. Réponse : « C’est difficile de gagner une cause en Russie, mais parfois, le gouvernement finit par changer une loi injuste. En allant devant la Cour européenne, nous défendons des principes qui finiront peut-être par être appliqués un jour. »

« Je trouve Anton extrêmement courageux », dit Mirja Trilsch, directrice de la clinique de l’UQAM. Après tout, les gens qui défendent les droits, en Russie, ne s’en sortent pas toujours indemnes.

« Chacune des actions de Sutyajnik est un petit morceau d’un puzzle », dit-elle. Anton Burkov et ses collègues rêvent de changer le système… une petite pièce à la fois.

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