Chronique

Des années de laxisme

Quand Joey était jeune, il y avait une petite bibliothèque dans son école. Mais les livres y étaient censurés. Des mots y étaient biffés au marqueur noir. Et Joey s’amusait à deviner quels étaient ces mots interdits.

« De façon incroyable, chaque livre qui arrivait dans notre bibliothèque devait être examiné par un comité de censure qui passait à travers les livres et rayait au marqueur noir des mots comme “cochon”, “embrassait”, “jolie fille”, et plus encore… »

Joey Tanny, 32 ans, ne me parle ni d’une école des années 50 ni de livres à l’index d’une époque révolue. Il me parle de l’école montréalaise Yeshiva Gedola Merkaz Hatorah, qu’il a fréquentée dans les années 90. Une école privée, juive ultra-orthodoxe, dont le permis a encore une fois été renouvelé par le ministère de l’Éducation en dépit du fait qu’elle bafoue depuis des années le régime pédagogique et que la Commission consultative de l’enseignement privé (CCEP) a émis un avis défavorable à son sujet. Vous avez dit « laxisme » ?

***

Joey est un membre de Forward, ce nouvel organisme montréalais qui vient en aide aux gens qui quittent la communauté juive ultra-orthodoxe (et dont je vous parlais le mois dernier). Il y a plus de 15 ans, il a lui-même tourné le dos à l’univers de livres censurés dans lequel il a grandi. Aujourd’hui, quand il voit la façon dont le dossier des écoles juives parallèles est géré par le ministère de l’Éducation, il ne peut s’empêcher d’être déçu.

Le nombre d’heures total attribué aux services éducatifs à l’école Yeshiva Gedola Merkaz Hatorah « ne répond pas aux exigences minimales » du régime pédagogique, lit-on dans le rapport 2014-2015 de la CCEP. Ce n’est malheureusement pas nouveau. L’établissement fait partie d’un groupe de cinq écoles juives qui avaient promis au Ministère en 2009 de se conformer au règlement avant le début de l’année scolaire 2012-2013.

Ce n’était guère mieux dans les années 90.

« Je peux témoigner du fait que l’enseignement dispensé y était insuffisant. Après l’âge de 13 ans, moins de 3 des 12 heures passées à l’école étaient consacrées à des études non religieuses. Et assurément, il s’agissait d’une éducation censurée. »

— Joey Tanny

Ce programme censuré ne contenait ni cours de biologie ni éducation sexuelle. Pas d’histoire ou très peu. Le cours de français ? Une vraie « blague », dit le jeune homme, devenu consultant en marketing, qui s’est fait un devoir d’apprendre le français après s’être affranchi de sa communauté.

Qu’en dit la direction de l’école ? J’aurais aimé le savoir, mais personne n’a répondu à ma demande d’entrevue.

***

Tant l’opposition péquiste que la Coalition avenir Québec ont dénoncé le fait que des écoles délinquantes comme Yeshiva Gedola Merkaz Hatorah peuvent conserver leur permis tout en bafouant le régime pédagogique, comme le révélait Le Devoir, jeudi.

Le ministre Sébastien Proulx leur a répondu qu’il agit dans l’intérêt des élèves. « S’il n’y avait pas de permis dans ces écoles-là, le ministère de l’Éducation pourrait perdre complètement la trace de ce qui se fait à l’intérieur », a-t-il dit. « C’est l’intérêt des enfants qui prime. »

Le nouveau ministre de l’Éducation hérite ici d’un dossier épineux que des années de laxisme n’ont fait que complexifier. Dès qu’un cas est médiatisé, le gouvernement promet de s’en occuper. Mais une fois la tempête passée, plus rien ne bouge. Les ministres de l’Éducation passent, les écoles illégales restent.

Combien d’enfants ont été privés de leur droit à l’éducation durant toutes ces années de laxisme ? En 2014, l’ex-ministre de l’Éducation Yves Bolduc avait promis d’en faire une priorité. Un comité interministériel a alors été mis sur pied. Deux ans et quelques ministres plus tard, on attend encore ses conclusions.

Le ministre Proulx reconnaît qu’il y a là un problème qui perdure. Mais il n’est pas convaincu que la méthode forte – qui consisterait à retirer le permis et les subventions des écoles délinquantes – soit la voie à suivre. Il préfère « accompagner » ces écoles, dans « l’intérêt des enfants », plutôt que de voir naître des écoles clandestines.

C’est un point de vue qui se défend, à condition que l’on ne s’en serve pas comme d’un faux-fuyant.

« Bien que je sois d’accord avec le ministre que l’isolement n’est pas la meilleure solution, laisser ces écoles offrir une éducation de qualité inférieure est inacceptable. »

— Joey Tanny

« Le Ministère est au courant de ces enjeux depuis des décennies et il a fermé les yeux », dit Joey.

La solution de Joey ? « Je ne crois pas que de retirer les permis soit la voie à suivre – ce fut le cas dans d’autres écoles, et les enfants y ont reçu une éducation plus pauvre encore. Mais il faudrait s’assurer d’avoir un plan avec un processus clair menant au respect d’exigences minimales ainsi que des sanctions sévères. »

Selon l’avocat Marc-Antoine Cloutier, fondateur de la clinique Juripop, Québec a les moyens légaux d’agir, mais manque de volonté pour le faire. « Je ne vois pas de contre-intérêt juridique à le faire. Si le gouvernement voulait le faire, à mon humble opinion, il pourrait le faire. »

La situation est connue et bien documentée. « Tout le monde est convaincu que ce sont des établissements qui fonctionnent illégalement ou qu’à tout le moins, les enfants qui les fréquentent ne reçoivent pas l’éducation qu’ils sont en droit de recevoir. »

Quant au droit, il est clair. « [Québec] peut forcer des parents à donner l’éducation nécessaire ou encore interdire aux écoles de prétendre qu’elles le font alors que ce n’est pas le cas. La DPJ peut aussi retirer ces enfants de ces milieux pour s’assurer qu’ils ont une éducation [conforme à ce que prescrit] la loi. Ces moyens existent. Pourquoi [le gouvernement] ne les utilise pas ? C’est une autre question. »

Après des années de laxisme, il est temps d’y répondre.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.