Chronique

Médecins inc., les impôts et la politique

21 février 2007. Cette date vous dit quelque chose ? C’est le jour que le gouvernement libéral de Jean Charest a choisi pour adopter le décret donnant aux médecins le droit de s’incorporer (1).

Normalement, on aurait pu s’attendre à ce que le sujet soulève des débats, qu’il remplisse les lignes ouvertes. Imaginez, le ministre de la Santé d’alors, Philippe Couillard, qui permet aux médecins de se constituer en société pour économiser des montagnes d’impôts !

Or, pas un seul journal n’en a fait état ce mois-là. Le 21 février 2007, faut-il dire, la population avait bien d’autres choses à discuter : Jean Charest déclenchait officiellement les élections. La nouvelle est donc passée complètement sous le radar. Manœuvre politique ? Manque de vigilance des journalistes ? Incompréhension des médias concernant les impacts fiscaux majeurs de l’incorporation ? Consensus populaire ?

Depuis quelques années, les médecins faisaient pression, avec raison, pour que le gouvernement majore leur rémunération, alors nettement plus faible que la moyenne canadienne.

En parallèle, les médecins demandaient de pouvoir s’incorporer, question d’imiter les comptables (2003) et les avocats (2004). Question, aussi, de faire comme en Ontario, où les médecins ont eu le plein droit de profiter de l’incorporation en 2006. Le 21 février 2007, les médecins devenaient alors le 4e groupe de professionnels sur 27 à pouvoir s’incorporer au Québec.

Le décret donne explicitement aux médecins la possibilité de constituer une société qui permet d’alléger significativement la facture d’impôt. L’allégement est possible, entre autres, parce que la société a un plus faible taux d’imposition que les particuliers, mais aussi parce qu’elle peut être codétenue par le conjoint, les enfants ou même une fiducie.

Cette co-détention familiale permet au médecin de fractionner ses revenus avec ses proches qui sont moins imposés, chose impossible pour le commun des mortels. Le fractionnement est permis même si les proches ne travaillent pas pour l’entreprise.

Par exemple, en 2016, un couple formé d’un médecin dont la rémunération nette est de 300 000 $ et d’un contribuable dont la rémunération est de 50 000 $ économise près de 10 000 $ d’impôts grâce au fractionnement des revenus. L’économie est plus grande si les enfants ou encore une fiducie figurent parmi les actionnaires.

Après l’adoption du décret, tel qu’on pouvait s’y attendre, le nombre de « médecins incorporés » a connu une croissance exponentielle. Il est passé de 810 en 2008 à 2400 en 2009 puis à 4800 en 2011. Aujourd’hui, 10 949 médecins sont « incorporés », soit 48 % du total, selon les chiffres du Collège des médecins. Le Québec rejoint progressivement l’Alberta (52 %) et l’Ontario (54 %).

Preuve de la réaction allergique de nombreux médecins à l’impôt, le nombre annuel de nouvelles incorporations de médecins a bondi en 2013 et 2014 lorsque le Parti québécois a pris le pouvoir. Rappelez-vous, le PQ voulait hausser le taux d’imposition maximum jusqu’à 55 % à l’automne 2012 pour finalement se raviser et ne l’augmenter que de 1,8 point de pourcentage, à 50 %.

En 2013 et 2014 donc, le rythme annuel des incorporations a bondi de 15 % par rapport à 2012. Cette proportion a rechuté de 16 % par la suite.

Selon la Coalition avenir Québec (CAQ), l’impact fiscal de l’incorporation des médecins s’élèverait à 150 millions depuis 2007. La CAQ demande carrément l’abolition de l’incorporation.

Pour les entrepreneurs, menuisiers ou commerçants, le fondement de l’incorporation et ses avantages fiscaux sont justifiables. Les entrepreneurs doivent prendre des risques et réinvestir leurs profits dans leur entreprise, ce qui explique leur faible taux d’imposition (8 % pour les PME au Québec) et la possibilité de fractionner.

À la limite, les avantages fiscaux de l’incorporation sont compréhensibles pour certains professionnels comme les comptables, les architectes ou les avocats, puisqu’ils doivent trouver des clients, les satisfaire et encourir des dépenses comme les loyers, la publicité, les frais de déplacements, etc.

Les médecins ne prennent pas de tels risques. Contrairement aux autres professionnels, ils n’ont essentiellement qu’un seul client payeur : l’État. Alors pourquoi leur accorder un tel privilège ?

Les médecins répliquent que leur société leur permet légitimement de déduire leurs dépenses de cabinet, le cas échéant, et de se constituer un fonds de retraite. Mais pourquoi permettre le fractionnement ?

En septembre 2007, sept mois après le décret, Philippe Couillard et le représentant des médecins spécialistes, Gaétan Barrette, signait une entente pour hausser progressivement leur rémunération au niveau de celle de l’Ontario.

Depuis, le Québec a non seulement rattrapé l’Ontario, mais il l’a dépassé, notamment parce la province voisine a gelé ses médecins. L’écart favorisant les médecins du Québec est maintenant de 8,5 %, selon les chiffres de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS).

Au budget de mars 2015, le gouvernement du Québec a voulu corriger l’iniquité fiscale de l’incorporation des professionnels et des médecins en annonçant une hausse d’impôts des PME de trois employés ou moins. Il espère punir ainsi les professionnels dont le seul objectif de l’incorporation est d’économiser des impôts. Ce faisant, il frappe aussi toutes les PME.

Pourtant, une solution aurait été beaucoup moins néfaste. Plutôt que de hausser les impôts des PME, le gouvernement pourrait tout simplement modifier le décret de février 2007 des médecins et ne plus permettre que le conjoint, des parents ou une fiducie puisse être actionnaires de l’entité incorporée, fermant ainsi la porte au fractionnement de revenus.

Neuf ans plus tard, Philippe Couillard et Gaétan Barrette auront-ils enfin l’humilité d’admettre que les avantages accordés aux médecins sont trop généreux ?

1- Incorporer est un québécisme qui signifie constituer une société

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