mutation génétique

Le secret des plongeurs nomades

Les pêcheurs de la tribu Bajau, dans l’ouest du Pacifique, passent plus de la moitié de leurs journées sous l’eau en apnée, en atteignant des profondeurs de 70 m. Des chercheurs californiens et danois viennent de trouver le secret qui les rend aussi résistants : une mutation génétique qui augmente de moitié la taille de leur rate.

Un dossier de Mathieu Perreault

Science

Une évolution rapide de la rate

Les plongeurs Bajau bénéficient d’un apport accru en globules rouges grâce à leur rate, qui a vraisemblablement grossi au fil des générations à cause de leur mode de vie particulier. Cette évolution est très rapide, selon les chercheurs qui ont dévoilé leur découverte en avril dans la prestigieuse revue Cell.

Les nomades de la mer

Les Bajau vivent à l’est de l’île de Bornéo, dans la mer des Célèbes. « Ils sont traditionnellement nomades et pêcheurs, établissant des camps temporaires près de récifs de coraux », explique Rasmus Nielsen, biologiste à l’Université de Berkeley, qui est l’auteur principal de l’étude de Cell. « Dans les deux dernières décennies, une partie importante est devenue sédentaire et a commencé à s’adonner à l’agriculture. Mais la pêche en apnée demeure leur activité principale. Ils passent jusqu’à 60 % de leur temps sous l’eau et atteignent des profondeurs inimaginables. » Les explorateurs portugais les ont identifiés dès le XVIe siècle, mais des analyses linguistiques datent leur arrivée dans la région à l’an 1000, selon M. Nielsen. Les Bajau sont un peu moins de 1 million.

La rate

« La rate est un réservoir de globules rouges, explique M. Nielsen. En ce sens, elle est aussi une banque d’oxygène, dont le corps se nourrit en plongée. La rate se contracte et éjecte les globules rouges gorgés d’oxygène. Des études ont montré que les phoques qui ont des rates plus grosses sont capables de passer plus de temps en plongée. »

La réponse d’apnée

La contraction de la rate en plongée fait partie de la « réponse d’apnée », décrite au début des années 40 par des biologistes britanniques. « Il y a une vasoconstriction périphérique, moins de sang aux extrémités du corps, et un ralentissement du rythme cardiaque, dit M. Nielsen. C’est ce qui explique le sentiment de fraîcheur qu’on a quand on plonge dans une piscine. On se sent apaisé à cause du ralentissement du cœur et on a beaucoup de sang dans les organes centraux. »

En chiffres

13 minutes : Durée maximale d’une plongée observée chez les Bajau

5 minutes : Capacité maximale moyenne de plongée en apnée chez les Bajau

60 secondes : Durée moyenne d’une plongée chez les Bajau

30 secondes : Durée moyenne de l’intervalle entre les plongées chez les Bajau

De 5 à 10 m : Profondeur moyenne des plongées chez les Bajau

Source : The Bajau Laut : Adaptation, History and Fate in a Maritime Fishing Society of South-Eastern Sabah

Grossesse

Les études sur les particularités physiologiques et génétiques des plongeurs, tout comme celles sur les habitants des hautes montagnes, nourrissent les travaux des chercheurs dans plusieurs disciplines de la médecine. Rasmus Nielsen travaille notamment avec deux laboratoires à l’Université du Colorado à Denver et à celle de l’Utah. Le premier travaille sur les problèmes de croissance du fœtus et de prééclampsie, deux problèmes plus fréquents en haute altitude, et le second sur les maladies du sang. « Outre la grossesse et l’hématologie, il y a aussi des travaux sur le rôle de l’hypoxie, le manque d’oxygène dans l’apparition des tumeurs, dit M. Nielsen. Des tests génétiques pourraient aussi aider à détecter les réactions des patients à l’hypoxie, ce qui serait utile en médecine d’urgence. »

Les Saluans

Les chercheurs de Berkeley, qui ont travaillé avec des collègues de la patrie de M. Nielsen, le Danemark, ont comparé le génome des Bajau avec celui de proches cousins, les Saluans, qui sont fermiers depuis des siècles. Les analyses se sont limitées à des tests génétiques de salive et des échographies pour déterminer la taille de la rate de la centaine de participants. « Les Bajau ont une rate 50 % plus grande que la moyenne et non les Saluans, dit M. Nielsen. Les Bajau qui ne sont pas plongeurs ont aussi une rate plus grande. Donc c’est une mutation génétique acquise au fil des générations. C’est beaucoup plus rapide que les autres mutations observées, la couleur de la peau ou la capacité de tolérer le lait à l’âge adulte. Normalement, pour une différence génétique aussi importante, il faut des dizaines, voire des centaines de milliers d’années. » Des comparaisons ont aussi été faites sur des banques génétiques asiatiques et britanniques, pour identifier les marqueurs génétiques associés à cette rate plus grosse chez les Bajau.

Pathogènes

Le biologiste californien veut maintenant vérifier que la taille de la rate des Bajau ne s’explique pas par d’autres phénomènes. « Certaines maladies infectieuses, par exemple la toxoplasmose, font augmenter la taille de la rate. Il faut donc vérifier s’il y a des pathogènes particuliers dans l’environnement des Bajau, par rapport à celui des Saluans. » Le marqueur génétique identifié par M. Nielsen dans Cell est par ailleurs différent de ceux qui sont généralement associés au fonctionnement de la rate dans d’autres études sur des populations de plongeurs.

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D’autres adaptations

Une poignée d’autres peuples vivant dans des conditions extrêmes ont des particularités génétiques liées à leur environnement. « Les humains sont les seuls mammifères présents partout sur la Terre », explique Rasmus Nielsen. Dans certains cas, ces découvertes ont aidé les chercheurs en médecine.

Tibet

Au départ, Rasmus Nielsen travaillait sur les mutations génétiques permettant aux Tibétains de vivre en haute altitude. « J’ai beaucoup collaboré avec des collègues chinois, dit le biologiste californien. Dès 2010, nous avons montré l’existence d’un marqueur génétique permettant aux Tibétains de résister à l’hypoxie. Il semble que ce soit tiré du génome préhistorique Denisovan [NDLR : l’équivalent des Néanderthaliens pour l’Asie]. » Le laboratoire de l’Université du Colorado à Denver qui applique les leçons des populations de haute altitude à la prééclampsie et la gestion de la grossesse a aussi travaillé au Tibet, ainsi que dans les Andes.

Groenland

En 2015, M. Nielsen et ses collaborateurs de Berkeley et du Danemark ont découvert une mutation génétique qui diminue chez les Inuits du Groenland le risque associé à un régime riche en protéines et en acides gras. « Normalement, manger autant de viande de phoques et de poissons gras augmente le risque de cancer et de maladies cardiovasculaires. On pensait que la bonne santé des Inuits était due à leur consommation de poissons riches en oméga-3, mais les études sur d’autres populations n’ont pas prouvé de manière claire que les oméga-3 ont cet effet protecteur. »

Thaïlande

Un autre aspect de la physionomie des populations de plongeurs qui a attiré les chercheurs est la vision sous-marine. En 2003, des chercheurs suédois ont avancé que les « nomades de la mer » thaïlandais, une tribu appelée Moken habitant un archipel dans l’ouest du pays, avaient un avantage à ce sujet. « Mais finalement, ça s’est révélé un aspect physiologique de l’entraînement, pas une mutation génétique », explique Rasmus Nielsen. Les Moken sont beaucoup moins nombreux que les Bajau, ne comptant que 2000 à 3000 membres, selon la Wildlife Conservation Society.

Japon

Les premières études sur les particularités physiologiques des populations de plongeurs ont porté sur les Ama, des plongeuses japonaises traditionnellement employées dans les fermes de perles de culture. « La contraction de la rate a été observée au départ chez les Ama, dit M. Nielsen. On a associé un mécanisme biochimique à cette contraction, mais jamais de mutation génétique. » La tradition des plongeuses Ama remonte à au moins un millénaire.

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