Portrait

Le Thursday’s et son créateur revivent en Floride

On ne peut pas être bon dans tout.

Prenez Bernard Ragueneau, un self-made-man qui a réussi pas mal de choses dans sa vie. À commencer par le Thursday’s, ce célèbre restaurant-bar de la rue Crescent, à Montréal, qu’il a fondé en 1973, et qu’il a agrandi 11 fois au fil des ans. L’hôtel de la Montagne, qui était relié au Thursday’s par un tunnel, c’est lui aussi. La faune montréalaise, le jet-set et les vedettes, d’Aznavour à Bowie, y ont fait la navette.

En 2012, M. Ragueneau a tout vendu à un consortium. Une offre qu’il ne pouvait refuser, reconnaît-il encore aujourd’hui. Mais après ça, voilà, notre homme a complètement raté quelque chose : sa retraite.

« Je suis resté quatre à cinq mois sur ma ferme à Knowlton. Je voulais mourir. Après, je suis resté un an à ne rien faire, ici, en Floride. Quand je me suis rendu compte que je parlais à mon vélo, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose. »

— Bernard Ragueneau

Ce qu’il a trouvé à faire, c’est de repartir dans la business. Il a acheté une bâtisse occupée par un marchand de tapis, sur le boulevard Las Olas, à Fort Lauderdale, et a complètement transformé la place. En 2015, à 70 ans, il y ouvrait son Thursday’s floridien. C’est là que nous nous entretenons, en ce midi ensoleillé de janvier.

Tout autour, on reconnaît des vestiges de ses anciens commerces montréalais : les immenses lustres qui ont illuminé les folles nuits de l’hôtel de la Montagne, les grands crocodiles du restaurant Le Crocodile, le long bar du Thursday’s sur lequel il a si souvent dansé… Il a pu récupérer plein de choses, parce que ce qui intéressait ses acheteurs, en 2012, c’était les terrains, pas ce qui se trouvait dessus. « Galen Weston Jr. [des pains Weston], m’a dit : “Bernard, tout ce qu’il y a à l’intérieur, tu peux tout prendre.” »

M. Ragueneau a pris ce qu’il voulait et l’a entreposé.

Les enfants et les affaires

Bernard Ragueneau a ouvert ce restaurant en Floride pour s’occuper, mais aussi dans l’idée d’y intéresser la cadette de ses quatre enfants. Mais après un certain temps, la jeune femme dans la vingtaine est partie, et il s’est retrouvé seul aux commandes.

« C’est une chose que j’ai apprise avec mes enfants, explique M. Ragueneau. On ne peut pas leur imposer ce que l’on a fait soi-même. La restauration, tu l’as ou tu l’as pas. J’ai quatre enfants [trois fils et une fille], il y en a un qui aime ça : Torrance, qui a repris le Thursday’s à Montréal. »

La passion de la restauration

Originaire de France, Bernard Ragueneau est arrivé au Québec à 18 ans. Garçon de table, cuisinier, maître d’hôtel au 737… Il a tout fait, avant d’ouvrir son premier bar au centre-ville de Montréal, le Friday’s, puis, quelques années plus tard, le Thursday’s, et enfin ses autres établissements. M. Ragueneau a eu jusqu’à 300 employés et la structure qui va avec. Malgré tout, il était là tout le temps, voyait à tout, connaissait tout le monde. Et ça n’a pas changé.

Si vous appelez au Thursday’s en Floride, il y a neuf chances et trois quarts sur dix pour que ce soit lui qui réponde. Même s’il est dans sa voiture. Les appels sont transférés sur son téléphone. Control freak ? « Oui et non, soupèse-t-il. Il faut que ce soit bien fait, c’est un peu la nature du métier. Si c’est le plongeur qui répond, il n’est pas au courant du menu, des réservations… »

C’est noté !

Le midi, le Thursday’s est fermé. Mais pendant qu’on discute, le téléphone sonne régulièrement. « Pour quand, madame ? Le 26, c’est plein. Je peux vous mettre au bar. Pour deux, c’est parfait. Lise Morrissette ? Je m’en occupe. »

Bernard Ragueneau revient dans notre discussion, sans rien noter de cette réservation, pas plus que celles d’avant, d’ailleurs. Quand on lui en fait la remarque, il pointe son index vers sa tête, signifiant que c’est inscrit, là.

Entre les appels, M. Ragueneau discute avec un fournisseur de fruits de mer, s’entretient avec l’inspectrice de la Ville qui trouve l’enseigne un peu trop ceci ou cela, parle avec le réparateur venu pour un poêle défectueux… « Vous voyez, on fait un petit peu de tout, ce n’est jamais pareil », lance-t-il avec conviction.

Pareil et différent

La formule du Thursday’s, incluant le menu, est sensiblement la même qu’à l’origine, à Montréal, avec quelques adaptations. Ainsi, il s’est résolu à mettre des téléviseurs, ce qu’il n’aurait jamais fait dans son restaurant à Montréal. Il y en a 12, discrètement haut perchés. « À Rome, on fait comme les Romains », dit-il, en signalant que la culture est différente aux États-Unis. « J’y suis depuis cinq ans, mais mes amis, ils sont québécois. »

Les Québécois, parmi lesquels il retrouve beaucoup de vieilles connaissances, comptent pour la moitié de sa clientèle, évalue Bernard Ragueneau. « Les Québécois, quand ils sont là, ils prennent beaucoup de place, mais l’été, ils ne sont pas là. Alors il faut que j’aie une autre clientèle. »

Une destination

Le Thursday’s floridien est situé à l’extrémité d’une artère commerciale, où c’est moins passant. M. Ragueneau admet qu’il avait trouvé des endroits au centre-ville de Fort Lauderdale, où « ça marchait très fort ». Mais il aurait été à loyer, et ça, il ne voulait pas, d’autant plus que c’étaient des loyers exorbitants. « Je ne voulais pas de propriétaire, pas de partenaire, pas de banquier », tranche-t-il.

En étant un peu plus reculé, M. Ragueneau considère qu’il est « une destination », ce qui fait qu’il faut « travailler plus fort ». Mais ça, ça ne lui fait pas peur.

« Moi, je suis là tout le temps. Je travaille sept jours par semaine. C’est ma vie, c’est ma passion. Les gens ne comprennent pas ça. En général, ceux qui aiment travailler n’aiment pas prendre de risque, et ceux qui aiment prendre des risques n’aiment pas travailler. Si vous avez les deux, vous êtes un winner », lance-t-il, avant d’ajouter : « Dites à tout le monde que je suis un homme heureux. »

Façon Ragueneau

Destiné au pic des démolisseurs lors de sa vente, en 2012, le Thursday’s de la rue Crescent y a finalement échappé, parce que le plan du consortium acheteur a changé en cours de route. Bernard Ragueneau a pu racheter l’endroit, et c’est un de ses fils, Torrance, qui a relancé le Thursday’s, en 2014, après l’avoir rénové et modernisé.

« Quand on suit les traces de son père, il y a du positif et du négatif », admet Torrance, qui a travaillé avec son père de 1998 à 2012. « Ça m’a forgé. J’ai vu comment il entreprenait ça. Il était au travail sept jours sur sept, il aimait tellement ça », dit-il.

Cette dévotion au travail, qui a mené à l’établissement d’un mini-empire, ne s’est pas faite sans sacrifices. « Malheureusement, quand on était jeunes, on ne le voyait pas souvent. Il fallait aller manger au restaurant pour le voir une petite demi-heure », se souvient Torrance.

« Moi, j’ai appris de ma génération. Même en étant souvent là [au travail], j’essaie de prendre du temps avec mon fils, avec ma famille. J’essaie de profiter plus que mon père ne l’a fait. Est-ce que c’est la bonne façon, je n’en ai aucune idée. »

— Torrance Ragueneau

Torrance n’a pas été surpris du tout quand son père a décidé de lâcher sa retraite.

« J’avais l’impression qu’il vieillissait de semaine en semaine quand il ne faisait rien. Lui qui avait toujours été dans le social… Il est retourné dans ce qu’il aime faire. Il voit ses anciens clients, ça facilite l’exploitation d’une nouvelle entreprise dans un autre pays. Parce qu’il recommençait un peu à zéro là-bas. Le Thursday’s représentait quand même quelque chose. »

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