LETTRE OUVERTE

À la défense de la bâtonnière

En manquant au principe de présomption d’innocence, le Barreau remet en cause sa mission première, la protection du public

Nous sommes des juristes qui, par définition, consacrent leur vie à la défense de la règle de droit, un principe qui veut que tous soient égaux devant la loi, peu importe leur position dans la société.

Mercredi dernier, Me Lu Chan Khuong, Ad. E, bâtonnière fraîchement élue très majoritairement par les membres du Barreau du Québec, a été suspendue de ses fonctions de bâtonnière pour ne pas avoir dévoilé qu’aucune accusation n’a finalement été déposée contre elle dans le cadre d’une plainte déposée par le magasin Simons de Laval.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) avait décidé, alors, de ne pas porter d’accusation contre Me Khuong, renvoyant ainsi ce dossier à la déjudiciarisation. L’objectif d’une telle mesure est que la personne concernée ne subisse pas le stigmate social d’accusations criminelles pour un comportement que la Couronne juge elle-même de peu d’importance et qui ne mérite pas un débat judiciaire. Dans ce contexte, Me Khuong a, sur la base des garanties du système, accepté ce processus déjudiciarisé, tout comme les milliers de citoyens qui se trouvent sur cette même liste.

Dans ce contexte, cette suspension par le conseil d’administration du Barreau nous semble déraisonnable. Nous apportons par la présente notre soutien à Me Khuong et demandons officiellement à notre ordre professionnel de la réintégrer dans ses fonctions.

La liste des dossiers déjudiciarisés est confidentielle. Seuls les avocats qui travaillent au bureau du DPCP et certains policiers y ont accès. La protection de cette confidentialité tombe sous le sens.

Le dévoilement de cette information confidentielle vient contrecarrer le but même de la mesure. La personne en question ne subit pas d’accusation menant à un procès, mais devra porter les conséquences sur sa réputation de ces allégations, sans pouvoir se défendre, ce qui va à l’encontre de tous nos principes de droit les plus fondamentaux.

Les avocats seront-ils désormais plus prudents avant de suggérer à leurs clients d’accepter la déjudiciarisation ? Combien de ceux qui se trouvent sur cette liste sont inquiets aujourd’hui ?

Plutôt que de remettre l’intégrité de la bâtonnière du Québec en question, le C.A. du Barreau devrait plutôt demander au syndic de l’Ordre d’enquêter sur le processus ayant mené à la divulgation de ces informations, car le fait pour un avocat de divulguer des informations confidentielles nous semble constituer une violation flagrante de notre code de déontologie.

Par ailleurs, il existe un tel concept dans notre société que la présomption d’innocence. Dans son communiqué de presse officiel, le Barreau du Québec écrit : « Le conseil d’administration de l’Ordre a appris, le 30 juin 2015, l’existence du dossier de traitement non judiciaire d’une infraction commise par la bâtonnière Khuong. » Cette phrase sous-entend clairement que Me Khuong a bel et bien commis cette infraction, alors qu’elle n’est pas accusée de quoi que ce soit. Il s’agit là d’un accroc manifeste au principe que justice ne peut être rendue que par un tribunal.

Jusqu’à ce moment, l’innocence de l’accusé – si accusé il y a – est présumée. Par la divulgation de ces informations confidentielles, quelqu’un a manqué à son obligation de discrétion et fragilisé l’institution en mettant en lumière ses failles potentielles. Par cette suspension extraordinaire, le conseil d’administration du Barreau crée un précédent dangereux par lequel toute information non vérifiée a le potentiel de miner l’institution du Bâtonnier. Nous soumettons respectueusement que, par ses manquements au principe de présomption d’innocence, le Barreau remet en cause son rôle de protecteur de l’État de droit et surtout sa mission première : la protection du public.

Marc-Antoine Cloutier, avocat ; Frédéric Bérard, avocat ; Mathieu Jacques, avocat ; Tiago Múrias, avocat ; Mathieu Huchette, avocat ; Véronique Robert, avocate ; Patrice Blais, avocat ; Rémi Bourget, avocat ; Gabrielle Dufour-Turcotte, avocate ; Debora De Thomasis, avocate ; Marc Chétrit, avocat ; Olivier Seg, avocat ; Pascale Legros, avocate ; Pierre Fournier-Simard, avocat ; Damien Pellerin, avocat ; Victor Chauvelot, avocat ; Ariane Bergeron St-Onge, avocate ; Pierre-Richard Deshommes, avocat ; Charles Morand-Larocque, avocat ; Cynthia Lacombe, avocate ; Julie Robert, avocate ; Rita Magloé Francis, avocate ; Jenny Demers, avocate ; Éric Taillefer, avocat ; Marie-Ève Gagné, avocate ; Mélissa Desrosiers, avocate ; Olivier Sirard, avocat ; Claude Whalen, avocat ; Anne-Michèle Gervais, avocate ; Anne-Marie Genin-Charrette, avocate ; Nathalie Tremblay, avocate ; Élizabeth Ménard, avocate ; Yves Ménard, avocat ; Vincent Desbiens, avocat ; Marie-Philip Simard, avocate ; Sophie Bérubé, avocate (non pratiquante) ; Louise Fournier, avocate ; Yves Deslauriers, avocat ; Catherine Fillion-Lauzière, avocate ; Jean-François Pinard, avocat ; Finn Makela, avocat et professeur ; Jordan Wilson, avocat ; Rodolphe Bourgeois, avocat ; Christelle Arnaud, avocate ; Sophie Hébert, avocate ; Allison Garon Desharnais, avocate ; Katia Sini, avocate ; Grégoire Deniger, avocat ; Bruno Grenier, avocat ; Marie Carpentier, avocate ; Christine Paquin, avocate ; Martin Gariépy, stagiaire du Barreau ; Katherine Comtois, avocate ; Julie Vincent, avocate et chargée de cours ; Jimmy Troeung, avocat ; David Kyffin, avocat ; Sibel Ataogul, avocate et chargée de cours ; Marie-Claude Saint-Amand, avocate ; Francis Villeneuve Ménard, avocat ; Marianne Routhier-Caron, avocate ; Rébecca Laurin, avocate ; Marylène Robitaille, avocate ; Anne-Christine Boudreault, avocate ; Benjamin Prud’homme, avocat ; Diego Gramajo, avocat ; Karim Lebnan, avocat ; Sophie Strickland, avocate non pratiquante ; Jean Mailloux, avocat ; Camille Provencher, avocate ; Mathieu Laplante-Goulet, avocat ; Stéphanie Herbert, avocate ; Alexandra Laflamme, avocate ; Annick Desjardins, avocate ; Michel Larouche, avocat ; Younes Ameur, avocat.

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