Chronique

L’autocrate

J’ai écrit pas mal de chroniques sur le ministre québécois de la Santé, Gaétan Barrette, assez pour manquer de mots pour dénoncer ses méthodes viriles. J’ai parlé de « goon », de « bully », d’intimidateur, je l’ai décrit comme le Dr Chaos.

Mais le dossier que ma collègue Isabelle Hachey a publié jeudi et vendredi derniers sur les méthodes musclées du ministre a permis d’aller plus loin. Son enquête minutieuse et les témoignages qu’elle a recueillis ont permis de dépasser le stade des impressions, de documenter ce qui constitue un véritable problème de gouvernance.

Parce qu’il faut faire attention. L’enjeu, ici, ce n’est pas que M. Barrette puisse avoir des comportements inappropriés et inélégants. S’il ne s’agissait que de cas où le ministre bouscule et dénonce ses interlocuteurs, ses adversaires, ses subalternes, ou du fait qu’il puisse sacrer dans une conversation téléphonique, on pourrait vivre avec.

Le véritable problème, c’est l’impact que ses traits de personnalité et sa conception du pouvoir ont pu avoir sur le réseau de la santé.

Ce qui est en jeu, c’est la possibilité réelle que la méthode Barrette mène à l’échec et que le réseau de la santé se retrouve encore plus fragilisé, encore plus dysfonctionnel.

Voilà pourquoi il était étonnant de voir Philippe Couillard, dans la vague de réactions provoquée par ce dossier de La Presse+, défendre son ministre sans la moindre nuance. Il a même refusé de le qualifier de « brusque », préférant le terme « décisif », quand nous avons pu voir sur nos écrans de télé, depuis trois ans, des séquences où le ministre était plus que décisif.

« Il faut parfois vouloir et pouvoir bousculer le statu quo, dépoussiérer les façons de faire pour faire avancer le Québec », a expliqué le premier ministre. Là-dessus, il faut lui donner raison.

M. Couillard, comme ancien ministre de la Santé, était bien placé pour savoir que le réseau de la santé, paralysé par ses corporatismes, est non gérable, assez pour en conclure qu’un électrochoc était nécessaire pour venir à bout de son inertie. C’est dans cet esprit que M. Barrette a lancé des réformes nécessaires, à commencer par ses mesures pour forcer les omnipraticiens à prendre en charge plus de patients.

Mais l’ABC d’une saine gestion, c’est qu’après avoir brassé la cage, il faut recoller les pots cassés, recréer un sentiment d’appartenance, faire travailler les gens ensemble pour que ça marche. C’est ce qui fait la différence entre le leadership et la dictature. Et c’est ce dont M. Barrette est incapable. Pour prendre une allégorie sportive, les entraîneurs savent bien que, lorsqu’ils envoient un « intimidateur » sur la glace, il faut le ramener sur le banc assez vite si on ne veut pas trop de pénalités et si on veut compter des buts. Et pour pousser l’image, c’est comme si c’est le « goon » qui est maintenant l’arbitre !

Régime de peur

À un premier niveau, le plus visible, ses façons brutales et sa façon de se délecter dans l’affrontement ont eu de multiples effets : une démobilisation de la plupart des acteurs du réseau, pharmaciens traités de façon inélégante, infirmières surchargées, administrateurs qui ne savent plus sur quel pied danser, membres de conseils d’administration bousculés, omnipraticiens humiliés. On en a vu un effet la semaine dernière avec l’augmentation de 40 % en 2016-2017 des médecins qui ont fait appel au programme d’aide aux médecins.

Le deuxième grand effet, c’est la loi du silence, le régime de peur où personne n’ose parler, exprimer des points de vue qui pourraient être mal vus. C’est le genre de climat qui encourage le respect des normes, qui entrave la créativité et l’innovation.

Le troisième effet, beaucoup plus profond, c’est ce qu’on a appelé la centralisation. Le terme n’est pas vraiment approprié, parce que le pouvoir et les décisions ne se sont pas déplacés vers le centre, ils se sont déplacés vers le ministre. Cela ne donne pas un régime centralisé, mais plutôt un régime autocratique où c’est le ministre lui-même qui se mêle de tout et qui décide, ce qui était bien décrit par un titre du dossier d’Isabelle Hachey : « Le réseau, c’est moi ».

Cela engendre de multiples conséquences, notamment la lenteur et la paralysie parce que tout bloque en haut, ou encore des mises en œuvre de mesures bâclées et mal ficelées, par exemple l’abolition chaotique des frais accessoires.

L’autocratie ne fait pas bon ménage non plus avec l’analyse critique. Et c’est un autre trait de la méthode Barrette, symbolisé par la disparition du seul outil indépendant d’évaluation du système de santé, le Commissaire à la santé et au bien-être, ce qui place le Québec à contre-courant des approches modernes. Cela encourage aussi l’opacité et l’absence de données publiques qui permettraient l’analyse du réseau : par exemple, le fait que, dans le dossier de la rémunération des médecins – un budget de 8 milliards –, il n’existe toujours aucun outil nous permettant de porter un jugement éclairé.

L’autocratie a aussi pour effet d’imprimer au réseau la conception personnelle de la santé du ministre Barrette, celle d’un médecin spécialiste, un radiologiste, à mille lieues de la première ligne, des services sociaux, des soins de proximité, ce qui l’amène entre autres à privilégier une médecine de volume.

Il serait bien sûr difficile pour M. Couillard de se distancier de son ministre en année préélectorale – à mon avis, il aurait dû le faire avant – même s’il est certainement devenu un boulet pour les libéraux. Mais il y a une question qu’il faudrait poser au premier ministre : advenant votre réélection, qu’allez-vous faire avec votre encombrant docteur ?

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