Chronique

Mordecai mérite tellement mieux

« Je suis chez moi à Montréal. »

— L’écrivain Mordecai Richler

Un gazebo. On n’a rien trouvé de mieux pour honorer la mémoire de Mordecai Richler qu’un… gazebo. Un vieux gazebo tout croche, en plus, qu’on n’a même pas réussi à retaper depuis qu’on a choisi d’en faire un mémorial.

La décision a été prise en juin 2011. Et près de quatre ans plus tard, le pavillon est dans un état lamentable. Aussi lamentable, dans le fond, que la décision de lui donner le nom d’un des plus grands auteurs montréalais.

On aurait voulu manquer de respect à l’homme, en fait, qu’on ne s’y serait pas pris autrement… 

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Noah Richler est aujourd’hui bien amer. Florence Richler aussi.

Le fils et la femme de l’écrivain avaient accepté avec une certaine indulgence, à l’époque, que Montréal baptise en son nom le pavillon des années 20. Ils auraient préféré autre chose. Mais au moins, s’étaient-ils dit, le gazebo du parc Jeanne-Mance surplombe la rue Saint-Urbain, qu’a si bien dépeinte Richler avant de mourir, en 2001.

« Mais aujourd’hui, pour tout vous dire, je le regrette », confie Noah Richler.

« À l’époque, on nous avait fait miroiter un lieu constamment animé, situé à flanc de montagne, populaire en été. On avait donc dit : “Oui, merci, c’est un beau geste”… Mais avec le recul, je vois bien que le fait de nommer un gazebo est inapproprié. »

— Noah Richler

« Et le fait que les rénovations ne soient pas finies ne fait que révéler avec plus de force encore à quel point c’était une mauvaise décision. »

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La tournure des événements désole Noah Richler. Mais elle ne le surprend pas.

Il sait qu’on ne ferait jamais un tel affront à Michel Tremblay. Mais il sait, aussi, que contrairement à l’auteur des Belles-sœurs, l’auteur du Monde de Barney n’a rien fait pour aider sa cause.

Il n’a jamais été très « agréable », avoue-t-il. Il a au contraire toujours pris soin de dire tout haut ce qu’il ruminait en son for intérieur, comme l’ont appris à la dure les Québécois.

Mais cela n’avait rien de « personnel », rappelle son biographe, Reinhold Kramer. Car la plupart des gens étaient des « fumistes » aux yeux de Richler. La moindre des politesses était donc de le leur dire…

Il faut lire son livre Mordecai Richler : entre séduction et provocation pour comprendre que les Québécois n’étaient qu’une cible parmi d’autres, aux côtés des Inuits, des Juifs, des Noirs et… d’Edmonton, qu’il avait qualifiée de « chambre à fournaise » du pays.

« La communauté juive était en colère contre lui, rappelle Noah Richler. Edmonton était en colère. Le Québec était en colère. Il mettait tout le monde en colère. C’était mon père tout craché. »

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Près de 25 ans après la publication de l’article vindicatif publié par Richler dans The New Yorker, ne serait-il pas temps de tourner la page sur les polémiques d’un homme qu’on ne peut certainement pas résumer à ses coups de gueule ?

Ne devrait-on pas déboulonner l’ennemi public pour le remplacer par l’écrivain québécois hors norme qui a dépeint Montréal d’une aussi belle et juste façon que Gabrielle Roy et Michel Tremblay ?

« La version de mon père est une version parmi d’autres de la ville, souligne Noah Richler. Au Canada, on a tendance à cultiver une vision unique des villes, jamais remise en question. À Montréal, au contraire, des regards différents peuvent se superposer. C’est d’ailleurs ce qui est si fascinant avec cette ville. »

Si on peut remettre en question le jugement politique de Mordecai Richler, et même parfois son honnêteté intellectuelle, disons-le, cela n’enlève rien à son talent de polémiste, son aisance de satiriste, ses qualités d’auteur, encore moins son amour pour Montréal.

Une ville qui devrait maintenant le lui rendre.

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Sans tambour ni trompette, Florence Richler a été accueillie à l’hôtel de ville il y a quelques semaines. La femme de Mordecai a eu droit aux excuses de la Ville pour les travaux non effectués sur le fameux gazebo.

Puis, l’administration a ouvert la porte à une commémoration plus honorable. Enfin.

C’est là une des qualités discrètes du maire Coderre : il accorde une grande importance au devoir de mémoire, même si rien ne l’y oblige.

Il a tourné la page sur le fiasco de l’avenue Parc/ Robert-Bourassa. Il travaille à une reconnaissance des femmes qui ont bâti Montréal. Et il entend effacer l’affront fait aux Richler en baptisant autre chose qu’un gazebo.

La bibliothèque du Mile End semble avoir été choisie, mais d’autres suggèrent néanmoins le parc à l’angle de Rachel et Saint-Laurent. Ou encore un tronçon de la rue Saint-Urbain ou de l’avenue du Mont-Royal.

J’aime bien l’idée de la bibliothèque, qui révèle l’importance littéraire d’un géant internationalement reconnu. Comme j’aime l’initiative récente de Boréal, qui a décidé de retraduire l’œuvre si mal traduite de Richler. Mais plus encore, j’aime qu’on ose enfin aborder l’écrivain autrement qu’en vil détracteur.

Certains préféraient qu’on oublie Richler en guise d’affirmation collective. Or la véritable affirmation serait justement de l’intégrer à la mémoire collective.

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