OPINION ISABELLE PICARD

Laissez-moi dormir, Robert !

Monsieur Lepage,

Il y a quelques heures, au moment d’écrire ces lignes, vous avez annoncé l’annulation de la pièce Kanata qui devait être présentée à Paris, à New York et au Québec.

Là, il est deux heures du matin, la température de ma chambre est caniculaire et je ne peux trouver le sommeil. C’est vers vous que vont mes pensées ce soir. Et il y a la pleine lune aussi qui ajoute sans doute à cette phase insomniaque, qui sait ? Difficile de ne pas penser à vous depuis quelques semaines. Vous êtes, bien malgré vous, devenu le symbole d’une lutte qui danse encore et qui tarde à se définir rondement.

Je vous le dis d’emblée, la fin de l’histoire me désole. Non, je n’ai pas été l’un des signataires de la fameuse lettre parue le 14 juillet dans Le Devoir. Je n’étais pas non plus de la rencontre tenue il y a un peu plus d’une semaine. J’étais chez moi à Wendake avec mes garçons. Dans la forêt. Dans un lac. Autour d’un feu de camp. J’avais besoin de prendre du recul, de retourner aux sources. Et puis je sentais que ce n’était pas à moi de parler. On m’a quand même informée. De tout.

Des discussions au sujet de votre pièce, il y en a eu plusieurs. Avec la famille, les amis, les collègues. Jamais, même pas entre les lignes, n’est venu à mes oreilles que les signataires désiraient une telle issue. Au contraire, tout a toujours été dit dans le respect, même juste entre nous. On parlait de collaboration, de renouveau, de discussions, d’ouverture, de possibilité de mieux faire les choses, d’aller plus loin. Ensemble.

Le sujet de votre pièce Kanata, une relecture de l’histoire du Canada à travers le prisme des relations entre autochtones et Blancs au Canada – ce sont vos mots – , se veut un sujet délicat. Surtout si nous ne sommes pas présents dans cette relecture.

On met de nouvelles lunettes, mais les Premiers Peuples ne se retrouvent toujours pas derrière les verres, mais encore devant. Alors, ça ne devient, aux yeux de nombreux autochtones comme aux miens, qu’une autre lecture.

Une histoire au cœur de laquelle nous nous trouvons certes, mais racontée par l’autre. Une répétition de ce qui se passe pour nous depuis 400 ans. Sans nous. Dans l’idéation comme dans la livraison sur scène.

L’angle choisi se voulait pourtant intéressant. Mais encore aurait-il fallu que nous soyons présents. Réellement présents. Ça, nous le l’avons pas senti. Nous avons reconnu l’occasion unique de mieux raconter les choses comme une porte ouverte. Nous avons voulu entrer pour que la maison soit pleine de monde, pleine d’histoires, de langages, de rires, de pleurs, une maison qui parle fort. Vivante. Qui fait écho partout dans le monde. Parce que l’occasion se dessinait joliment. Parce que comme société, nous sommes rendus là. Il en a fallu, du temps.

Mais voilà, la maison s’est effondrée. L’occasion est ratée. Ce n’est pas ce que nous demandions. Ce n’est pas notre choix.

Certes, la solution idéale aurait demandé un pas de recul, un réajustement, des efforts supplémentaires. L’art ne se veut-il pas justement un véhicule pour changer les choses, questionner, aller plus loin, oser ailleurs, là où personne n’a posé les pieds ? La randonnée aurait pu être tellement agréable ensemble.

Il y a un adage bien connu chez nous, adapté de toute évidence, qui dit de ne pas juger un homme sans avoir marché un mille dans ses mocassins. Je ne suis pas dramaturge et vous n’êtes pas autochtone.

Il se veut par contre apparent que nos cultures et notre histoire vous parlent. Sinon, vous n’auriez pas créé TOTEM du Cirque du Soleil ou fait valser les canots en territoire wendat sur la rivière Saint-Charles.

Vous n’auriez pas proposé une pièce comme Kanata non plus, de toute évidence. J’entends la complexité de toute l’histoire. J’entends que l’enjeu se porte bien au-delà d’œuvres théâtrales, aussi magistrales soient-elles. J’entends aussi mon peuple qui n’en peut plus de cogner à la porte à s’en faire mal aux jointures.

Notre liberté, votre censure

Nous voulons aussi nous exprimer librement, authentiquement. Là où la liberté d’expression de l’un commence, celle de l’autre ne devrait pas s’éteindre. Parce que, quelque part entre les deux libertés, il y a nécessairement une aire commune dans laquelle on peut se rejoindre. Une aire, un lieu, une maison que nous pourrions bâtir ensemble et dont les rires résonneraient si fort que tous voudraient s’établir dans le voisinage.

Le mois a sans doute été difficile. N’arrêtez pas de traiter d’histoires dont on entend trop peu parler. Par contre, peut-être, dans une prochaine, pourriez-vous penser à ouvrir la porte, même juste un peu. Vous entendrez sans doute mieux ainsi l’écho de nos tambours. Le vent se chargera du reste et saura apaiser la chaleur de la canicule.

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