Matthieu Ricard

Le verre à moitié plein

Il devait accompagner le dalaï-lama, mais c’est finalement lui qui a donné, mercredi, une conférence sur « l’art de la méditation ». Le moine bouddhiste Matthieu Ricard, qui vit au Népal et qui est le traducteur français du chef spirituel tibétain, a pris le temps de répondre à nos questions.

Le dalaï-lama devait participer ici à une conférence organisée conjointement avec l’Institut scientifique Mind and Life sur l’épanouissement humain, mais son entourage l’a convaincu de reporter cette rencontre vu ses nombreux déplacements récents, nous explique Matthieu Ricard au cours d’un entretien.

« Il a quand même 82 ans et il voyage toute l’année, nous dit-il, donc par moments, ça peut être éprouvant. Moi, j’ai 10 ans de moins, mais je peux vous dire que lorsqu’on voyage ensemble, après une semaine, je suis sur les genoux, parce qu’il n’arrête pas une seconde ! »

La conférence, qui devait notamment réunir les scientifiques Sonia Lupien, Michael Meaney et Richard Davidson, se fera en Inde au mois de mars prochain. Mais parce qu’il avait déjà prévu de venir ici, Matthieu Ricard a décidé de donner une conférence sur un sujet qu’il connaît plutôt bien : la méditation.

La méditation s’est beaucoup démocratisée. On a l’impression que tout le monde médite. Et un monde qui médite devrait être meilleur, non ? Pourtant, on n’a pas l’impression qu’il va bien…

L’impression est une chose, la réalité, une autre. Les nouvelles des bulletins sont toujours terribles et elles marquent les esprits. Mais si on excepte l’environnement, le monde va mieux en général. La violence n’a cessé de diminuer au fil des siècles. Prenez le nombre d’homicides par année en Europe, il est passé de 100 par 100 000 habitants à 1 par 100 000 habitants. C’est 100 fois moins ! Même les actes terroristes, aussi barbares soient-ils, en nombre de morts, ne représentent rien.

Les médias ont-ils une part de responsabilité ?

Les médias sont comme les êtres humains, ils ont tendance à réagir à quelque chose de potentiellement menaçant. S’il y a 100 personnes en paix dans une salle et qu’on entend un bruit soudain, tout le monde va regarder, c’est normal. Mais si on est constamment sur le qui-vive, ça crée une atmosphère bizarre. Les enfants jouent 10 fois moins dans les rues qu’il y a 30 ans. Parce que leurs parents ont peur qu’ils se fassent kidnapper ou qu’ils aient un accident. Or, on a calculé qu’il fallait laisser un enfant à New York tout seul pendant 400 ans pour qu’il lui arrive quelque chose.

Il y a une déformation de la réalité ?

Oui. La psychose et la peur résultent d’une déformation de la réalité. Quand Donald Trump dit que le taux de criminalité est à son plus haut, alors qu’on sait qu’il a diminué de moitié depuis 50 ans (selon les chiffres du FBI), il mise sur la peur. Les conséquences les plus graves concernent l’environnement. Parce que malgré toutes les conneries qu’il pourrait faire, l’Amérique s’en remettra, mais l’environnement, non. Il y a des points de non-retour, que ce soit par rapport au réchauffement climatique ou à l’extinction des espèces animales. C’est le défi ultime de l’altruisme : se préoccuper des générations futures.

Si vous aviez un tête-à-tête avec Donald Trump, que lui diriez-vous ?

Quand j’ai écrit Le moine et le philosophe avec mon père [Jean-François Revel], il y a 20 ans, j’avais répondu à une question semblable [concernant] Saddam Hussein. Si j’avais Trump devant moi, j’essaierais de le convaincre de prendre en considération le sort des générations futures. J’essaierais de trouver en lui un fond de bienveillance, peut-être en lui parlant de ses enfants et de ses petits-enfants.

Dans cet exercice de méditation contemplative et de bienveillance, est-ce qu’il y a une place pour la révolte ?

Il y a une place pour l’indignation, mais pas pour la colère malveillante. La hargne ne résout rien. La bienveillance n’est pas une résignation passive, un peu idiote, au contraire. Dans l’indignation, il y a une détermination à remédier aux causes de la souffrance, de l’injustice, des inégalités, des massacres, de la persécution, mais sans la moindre trace d’animosité ou de haine. Avec discernement, sagesse, force, compassion. Il y a une composante de courage et de force dans la non-violence.

C’est important pour vous de concilier votre vie monastique avec votre vie publique d’auteur-conférencier. Ce ne sont pas tous les moines qui sortent de leur monastère pour s’indigner…

Il ne faut pas les considérer comme inutiles, parce que ce qu’ils font, c’est qu’ils se préparent à se mettre au service d’autrui. Si vous voulez une récolte, il faut avoir la patience de faire pousser le blé jusqu’à maturité. Si vous tirez sur le blé en herbe, il ne donnera rien. Il faut se transformer soi-même pour transformer les autres. J’ai demandé un jour au dalaï-lama si je ne ferais pas mieux de rester en retraite. Il m’a répondu : « Non. C’est six mois, six mois. Se ressourcer, donner. »

Vous avez publié un livre il y a quelques mois, Cerveau et méditation, que vous avez cosigné avec le neuroscientifique américain Wolf Singer. Qu’est-ce qui ressort de ce dialogue entre bouddhisme et neurosciences ?

Il y a un champ nouveau qui s’appelle « les neurosciences contemplatives » où l’on tente de mesurer l’effet de la méditation sur le cerveau, sur le système immunitaire, les émotions, le vieillissement, etc. Ce qu’on sait, c’est que tout entraînement – que ce soit la danse, le piano ou la jonglerie – va modifier votre cerveau. Si on s’entraîne à l’attention, à la bienveillance ou à la gestion des émotions, est-ce que le même effet se produit ? La réponse est oui. On voit des changements structurels et on peut définir des réseaux neuronaux spécifiques à chaque type de méditation. On le voit même après un mois de méditation.

On peut se réjouir de voir les gens méditer. Mais est-ce que la méditation peut être narcissique ? Donc pas nécessairement bienveillante ?

Comme dirait Coluche, il n’y a pas de mal à se vouloir du bien. Mais si on ne pense qu’à soi et qu’on cultive un bonheur égoïste sans tenir compte des autres, ça ne marche pas. On n’arrivera pas à notre but d’avoir une vie meilleure. La bienveillance, c’est se préoccuper du bien-être des autres et remédier à leurs souffrances, c’est un facteur d’épanouissement. Parce que les relations humaines sont plus harmonieuses.

Donc, pour y arriver, il faut s’entraîner…

Il faut commencer à penser à un être cher : on le laisse emplir notre esprit et nourrir ce sentiment de bienveillance. Après on étend. Du plus facile au plus difficile. Les gens qui vous inspirent de mauvais sentiments, vous les gardez pour la fin. Vous avez compris qu’il ne s’agit pas d’approuver leur mauvaise conduite, mais de souhaiter que la haine, l’ignorance, la cruauté, l’indifférence, le manque d’empathie puissent se dissiper. Parce que ne pas perdre sa bienveillance face à quelqu’un comme ça, ça évite l’escalade de l’agressivité. C’est déjà un facteur apaisant, non ?

UN BEAU LIVRE

Un demi-siècle dans l’Himalaya, paru cette semaine, est un beau livre qui témoigne des 50 ans que Matthieu Ricard a passés dans l’Himalaya. Le moine bouddhiste français a lui-même pris les photos, qui représentent notamment ses grands maîtres tibétains, parmi lesquels Kanguiour Rinpotché, Dilgo Khyentsé Rinpotché et le 14e dalaï-lama. On y voit également les paysages époustouflants du Népal et du Tibet. Des textes font aussi le récit de ses rencontres et pérégrinations. Tous les profits des ventes de ses livres — mais aussi de ses droits d’auteur et de ses conférences — sont versés à son organisme humanitaire Karuna-Shechen, qui a notamment permis de reconstruire des villages du Népal après le séisme de 2015.

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