Opinion Jean-François Chicoine

L’odeur des enfants

J’aime travailler en décembre.

Dehors, il fait noir, que la blancheur des gros flocons qui tombent. Dedans, on est au chaud, c’est comme si l’hôpital se métamorphosait en crèche.

Il y a à boire, à manger, à dormir, une déferlante d’amour maternel, puis en masse de couches de rechange. Les infirmières sont des anges. Les médecins se font mages.

De temps à autre, un clown s’immisce dans la nativité. Je n’aime pas trop les clowns.

Allô, allô, toi !

En février dernier, le European Journal of Paediatrics publiait une étude sur la peur engendrée par les docteurs-clowns chez 1160 enfants hospitalisés. Moins de 2 % d’entre eux présentaient des symptômes, des pleurs, des cris. Honnêtement, c’est peu, et pas à mon honneur : la moyenne d’âge était de 3,5 ans.

Notre commis n’a pas pour autant lésiné sur la solution. « Attention, Dr Chicoine est sur l’étage », affiche-t-elle à l’entrée de notre service quand je suis de garde. Les bons clowns connaissent. Compréhensifs, ils vont faire rire ailleurs.

Ne reste alors que l’odeur de la pédiatrie. Sentez-la, quelque chose de la poudre à fesses, de l’alcool à désinfecter et de la compote de pommes.

Que du réconfort.

L’enfance n’est pas une étape préparatoire à la liberté, prétendait le philosophe Jean-Jacques Rousseau, l’enfance est déjà un espace de liberté.

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Les enfants hospitalisés en décembre ne sont pas des malades ordinaires. Ils ne peuvent pas aller fêter ailleurs.

Soit en raison de leur état de santé, parce qu’on s’inquiète trop pour eux. Soit parce que leur famille n’est pas suffisamment bonne pour eux, parce qu’on se questionne trop sur elle.

On se sent utile auprès d’eux.

C’est l’enfant qui fait le parent. Par sa naissance, mais pas forcément, s’active la fibre parentale. De la même manière, c’est la présence d’un enfant dont il a la charge qui ravive le caregiving system d’un soignant.

Dans un monde où l’horreur, la tyrannie et la stupidité nous menacent à chaque clic ou à chaque coin de rue, se rendre utile pour des enfants est rassurant, grisant presque.

Il arrive que j’aille me bercer dans leurs chambres.

Être là, dans l’instant présent, juste à les regarder respirer, dans la cadence du soluté qui laisse échapper des gouttes, privé d’agir, et sans penser à quoi que ce soit, je me rapproche de la contemplation.

Il n’y a pas que les ogres qui profitent de l’odeur des petits. Partout, à toutes les époques, les sociétés ont pu compter sur les enfants pour se ressourcer, malgré le pire.

Sous le corps de sa fille violée et battue à mort qu’un berger vient de venger en assassinant méthodiquement les coupables, une source d’eau jaillit. Symbolique ou mystique, l’image puissante clôture La source, le plus impitoyable film d’Ingmar Bergman, suggérant que sous les actes de résistance des grands, les petites âmes sont capables de beaucoup plus : d’actes de résilience.

L’enfant, selon l’étymologie latine, c’est « celui qui ne parle pas ». À travers lui, sans trop en dire, on se porte déjà mieux, au-delà des adversités.

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Mais, prends garde à toi, citoyen, l’enfance est aussi un ballon électoraliste : natalisme, réanimation du programme provincial de procréation assistée, qualité des services de garde… ouf, les politiciens n’auront pas attendu décembre pour se faire porte-drapeaux de la cause des enfants en promettant du soutien à leurs familles.

Avons-nous même le choix de ne plus les croire ?

Dans un excellent essai publié l’hiver dernier, le philosophe Roger-Pol Droit revendique la persistance pour chacun des adultes que nous sommes d’un esprit d’enfance qui n’aurait pas d’âge. « L’esprit d’enfance constitue un monde où le jeu est le réel », écrit-il. Dans ce monde éternel, l’impossible demeure permis, un peu d’illogisme malgré l’âge de raison, des humeurs versatiles, quelques ruses… et même de petits mensonges.

Entre l’arbitraire et la loi, doit-on vraiment être surpris que l’odeur des enfants soit un sauf-conduit exemplaire pour le politique ?

Là où le coup de jeune étonne, secoue même, c’est chez vous, Monsieur le Premier Ministre.

Est-ce un relent d’enfance déraisonnable qui autorise le discours d’abondance où vous proclamez maintenant la liberté de choix des familles, tout en continuant de supporter, dans ladite austérité, la fusion d’un joyau comme le CHU Sainte-Justine au gros et grand CHUM ?

Le prétexte de votre gouvernement d’une meilleure « continuité des soins » est irrecevable. Le jour n’est pas la cause de la nuit puisqu’il la précède toujours. De la même manière, on ne peut pas prétendre tenir compte des enfants en se dérobant parce qu’ils risquent un jour d’avoir 18 ans. Pareils sophismes voudraient qu’une réelle continuité des soins ne soit ultimement possible qu’en fusionnant la gouvernance du CHUM avec celle de nos cimetières.

Faites entrer les clowns tant qu’à faire.

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Début décembre, un clochard monte sur une caisse de bois et déclame publiquement un semblant de discours qui débute par « Les enfants… ». Deux ou trois passants l’applaudissent. Quelques jours plus tard, le sans-abri devenu célèbre répète partout son homélie à un public de plus en plus élargi, qui le porte aux nues. À peine rendu à Noël, le quidam est déjà fait président de cette république inventée avec pour seul programme politique deux mots porteurs pour stades en délire : 

« Les enfants… »

Le conte est pour dire que l’odeur des enfants est un doux instant qui ne s’accompagne pas forcément d’actions consécutives en faveur de l’enfance.

RESSENTIR LES ENFANTS

Ce soir, à la télé, la version écourtée du documentaire DPJ de mon ami Guillaume Sylvestre. C’est à 22 h sur Canal D. Vous y découvrirez des travailleurs sociaux et des psychoéducateurs s’engager inconditionnellement. Par leurs actions frontales, mais sensibles et efficaces, ils vous rappelleront qu’au-delà du bien-être contemplatif que nous apportent les tout-petits, les enfants sont aussi en attente de mouvements de notre part.

Sentir, se modeler sur l’enfance. Mais aussi soutenir le discours sur, et pour elle.

Au fond, faire comme si ce n’était pas Noël.

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