À la une

Rebrasser les cartes dans l’urgence

La plupart du temps, la vie d’un journal suit un cycle prévisible : recherche et rédaction des articles pendant

la journée, mise en page en soirée, distribution pendant la nuit. Mais parfois, un événement imprévu force la machine à chambouler ses plans. C’est ce qui est arrivé, le soir du 29 janvier dernier.

La soirée du dimanche dans la salle de rédaction est notoirement tranquille. L’équipe rédactionnelle est à son plus strict minimum, la plupart des articles à paraître dans le numéro du lundi ont été rédigés dans la semaine précédente. Même les sujets qui apparaissent en première page du numéro ont souvent été choisis le vendredi après-midi.

En ce dimanche soir 29 janvier, donc, le chef de pupitre Simon-Olivier Lorange réfléchissait au grand titre qui allait s’afficher sur le premier écran du numéro du lundi 30 janvier. Le président Donald Trump venait tout juste d’être assermenté, et un dossier sur la colère générale que suscitait son décret sur l’immigration devait tapisser la une.

Une alerte s’est mise à clignoter sur les écrans des téléphones : « Des bruits semblables à des coups de feu auraient été entendus près du centre islamique de Québec. »

Il était environ 20h.

Des renforts

Des alertes de « dernière heure », il y en a souvent plusieurs par jour. La majorité ne change rien au cycle de production de nouvelles. Mais ce genre d’alerte à connotation terroriste, même rédigée au conditionnel, oblige tout le monde à revoir ses plans.

Alexandre Pratt, directeur de l’information, a vu la même alerte s’afficher sur son téléphone. « J’ai appelé Simon-Olivier, puis je suis rentré au journal. On allait avoir besoin de renforts pour couvrir l’événement. »

À l’autre bout de l’autoroute 20, Tommy Chouinard s’apprêtait à passer une soirée tranquille devant la télé quand il a reçu l’appel de Simon-Olivier. « Il y aurait eu des coups de feu près de la mosquée. Tu peux aller faire un tour pour vérifier ? » « Les informations étaient très vagues, se souvient le correspondant parlementaire. Mais je suis parti rapidement. Ma crainte était d’arriver trop tard pour y rencontrer des témoins. »

Martin Pelchat, lui, ne devait pas se trouver à Québec. Directeur adjoint de l’information, il était dans un autocar en route pour Saguenay, où il allait rendre visite à sa famille. « On s’est arrêté à Sainte-Foy pour changer de véhicule. J’ai pris mon téléphone dans mon sac, et c’est là que j’ai vu la nouvelle. Je n’ai pas pris le bus pour Saguenay, je suis allé directement aux bureaux de La Presse au Parlement. » Le chef de bureau Denis Lessard l’y a rejoint peu après.

Dans la salle de rédaction, Simon-Olivier Lorange et son équipe rebrassaient les cartes.

« Nous avions déjà fini de mettre en page environ les deux tiers de l’édition. On a réévalué tous les articles, et on a reporté à un autre jour tous les sujets qui pouvaient attendre. »

— Simon-Olivier Lorange

« Puis, on s’est dépêchés pour terminer ce qui devait absolument être publié le lundi, poursuit le chef de pupitre. J’ai regardé quelles étaient nos ressources disponibles, combien de personnes allaient devoir travailler une partie de la nuit. C’est triste à dire, mais on connaît désormais bien la marche à suivre quand une tragédie du genre survient. »

Les vagues d’attentats ces dernières années ont en effet forcé les salles de rédaction à détailler dans un protocole les étapes de la couverture d’une telle tragédie, depuis la validation des informations jusqu’à la collecte des images, l’envoi des alertes, le clavardage sur le site web ou l’envoi de reporters sur le terrain. Ainsi, on s’assure d’une bonne coordination, peu importe le moment où survient l’événement.

Sur plusieurs fronts

« Il faisait un froid polaire », se souvient Tommy Chouinard. Les réseaux de télé étaient déjà sur place lorsqu’il est arrivé près de la mosquée. « Il y avait plusieurs rumeurs, mais la police nous donnait très peu d’informations. »

« J’avais posé mon ordinateur sur le capot d’une autopatrouille, pour tenter de le garder au chaud. Mais à un moment, les touches ont gelé. » Tommy colligeait des informations auprès des policiers et les envoyait à Denis Lessard, qui ajoutait les éléments relayés par Martin Croteau, également envoyé au front, et complétait avec ceux qu’il arrivait à obtenir de diverses sources au gouvernement.

À Montréal, trois autres reporters ont été appelés à la rescousse.

« Habituellement, ce genre de drame survient à l’étranger. Cette fois, c’était chez nous. Ça prend une dimension tout autre. C’est notre terrain, notre responsabilité de raconter ce qui s’est passé. »

— Vincent Larouche, qui s’était porté volontaire

Reporters et pupitreurs alimentaient également en direct le site web et le site mobile de La Presse.

Vers 22 h 30, un contact policier a finalement confirmé à Vincent ce que tout le monde redoutait : l’affaire était traitée comme un attentat terroriste.

Être prêt pour le lendemain

Minuit. Le numéro du 30 janvier était bouclé, à l’exception des quatre écrans réservés à la couverture de l’attentat. Mais les textes qui allaient y être publiés n’étaient pas encore écrits. Il fallait encore attendre des confirmations des autorités quant à l'ampleur de la tragédie.

En attendant les textes, les journalistes au pupitre ont rassemblé les autres éléments d’information, comme les photos pour chacun des écrans.

La graphiste Julie Grimard s’est occupée d’une pièce complexe et essentielle au dossier : la carte des lieux de la fusillade. « À partir d’un gabarit de carte de Québec, j’ai commencé par isoler le secteur de la mosquée. Puis, j’ai tracé les routes principales du quartier », dit-elle. Un reporter lui indiquait les lieux à situer sur la carte. « Les informations entraient au compte-gouttes. À un moment, on a appris que les policiers avaient arrêté un suspect à l’entrée du pont de l’île d’Orléans. J’ai dû agrandir le point de vue pour y inclure l’île. »

À mesure que les textes entraient, ils étaient relus par les réviseurs, puis mis dans les écrans par les pupitreurs. Ceux-ci choisissent également les titres des articles, la photo qui les accompagne, et vérifient certaines informations, comme l’orthographe des noms.

Son texte terminé, Vincent Larouche a quitté le journal vers 1h du matin… le temps de dormir quelques heures avant de partir pour Québec à l’aube. Quatre photographes, trois reporters et deux chroniqueurs sont ainsi allés rejoindre l’équipe déjà en place dans la Vieille Capitale. « La clef, c’est de se préparer tout de suite pour le lendemain, dit Martin Pelchat. On l’a appris de la tragédie de Mégantic : le jour d’après, ça repart sur les chapeaux de roues. »

L’un des pires attentats au pays

Il était 2 h 30 quand Denis Lessard a envoyé le texte principal, après la conférence de presse des policiers. Jusqu’à 3 h 39, le texte a fait l’objet d’ajouts et de modifications pour rendre compte du drame qui s’était joué, quelques heures plus tôt : six hommes ont été abattus dans une mosquée, un soir d’hiver, dans l’un des pires attentats terroristes de l’histoire canadienne.

Restait une dernière tâche à accomplir, et non la moindre : choisir le titre de la une.

« Ce sont des titres difficiles à trouver, dit Simon-Olivier Lorange. On a malheureusement dû écrire fréquemment les mots "horreur" ou "carnage" ou "tragédie" à la une du journal, ces dernières années. On doit trouver un titre qui, tout en étant respectueux, nomme les choses comme elles sont. » Ce sera finalement « Massacre à la mosquée ».

Vers 4 h du matin, un dernier clic a confirmé la publication du journal. Le numéro du 30 janvier 2017 a été consulté, ce jour-là, par 287 545 abonnés de La Presse+.

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