Le mystère japonais

Des guichets qui disent non

Après quelques jours passés à Tokyo, je me suis aperçu que la réserve de yens achetée au Québec avant mon départ ne suffirait pas, parce que l’utilisation des cartes de crédit est moins répandue.

Pas de problème ! J’avais remarqué un guichet automatique dans le dépanneur près de l’hôtel. Mais ma MasterCard n’a pas fonctionné, pas plus que ma Visa ou ma carte de débit de la Banque nationale. Je me suis dit que j’allais aller dans une banque. Encore un échec. Une préposée est venue à mon secours pour m’expliquer, avec grande difficulté, « international, no ». Il faut préciser que très peu de gens parlent anglais à Tokyo et que le mot « international » pose des difficultés pour les locuteurs japonais qui confondent les « r » et les « l ». Elle a ajouté quelque chose qui ressemblait à « jipi » avec des gestes pour nous dire d’aller deux rues plus haut.

Rendu là, pas de « jipi » mais une autre banque où je m’essaie encore une fois sans succès. Mais là, quelqu’un qui parlait mieux anglais m’a révélé le sens de « jipi », Japan Post, et m’a expliqué que les guichets du bureau de poste accepteraient ma carte bancaire. J’ai fini par trouver le bureau de Japan Post dans le sous-sol d’un immeuble. Il y avait la queue parce que l’unique guichet servait aussi aux déposants qui veulent mettre leur livret à jour. Mais ça a marché, J’ai eu du comptant, avec le sentiment d’être riche, parce que 500 $, ça donne 40 000 yens.

Fin de l’anecdote. Mais je me suis posé des questions. Pourquoi les cartes compatibles avec des réseaux internationaux comme Cirrus ne fonctionnaient que dans les bureaux de poste ainsi que dans certains 7-Eleven, les Couche-Tard locaux ? Pourquoi le Japon, pays techno par excellence, n’a pas des guichets normaux comme on en trouve dans le fond d’un souk en Turquie, à Cuba ou dans un lointain village thaïlandais ?

PEU DE TOURISTES

Réponse : les grandes banques japonaises ne voient pas l’intérêt d’investir plein d’argent pour s’intégrer au réseau bancaire international. Il faut dire que le Japon n’est pas une grosse destination touristique. Il n’accueille que 8,4 millions de visiteurs par année, pour une population de 127 millions, tandis que le Canada en reçoit 25,3 millions pour une population de 34,9 millions. Et ce sont surtout les touristes qui profiteraient de cette intégration.

Curieusement, c’est le gouvernement japonais qui a fait des pressions sur les banques pour qu’elles s’ajustent, conscient de l’importance du tourisme pour stimuler l’économie et du fait que cette affaire de guichets est la principale source de mécontentement des visiteurs. Les grandes banques, dans les derniers mois, ont finalement annoncé qu’elles amorceraient une intégration progressive aux réseaux mondiaux, notamment parce que les Jeux olympiques de Tokyo en 2020 approchent à grands pas.

Cette anomalie est révélatrice. D’abord de la culture du système bancaire japonais, un mélange d’arrogance et d’immobilisme qui s’explique sans doute par le fait que ce secteur a été protégé et soutenu par l’État et qu’il évolue encore dans un environnement marqué par l’artificialité. Mais surtout, la remarquable insularité de la société japonaise.

UNE INSULARITÉ PRONONCÉE

Évidemment, le Japon est insulaire par définition, puisque c’est une île. Mais il l’est beaucoup plus que d’autres États insulaires, comme l’Australie ou le Royaume-Uni. Historiquement, la société japonaise, génétiquement homogène, avec une langue qu’elle est la seule à parler, fortement attachée à ses traditions, a voulu, au fil des siècles, préserver sa culture en se protégeant de l’extérieur.

Son ouverture à la modernité à la fin du XIXe siècle, lors de l’ère du Meiji, et sa participation récente à la mondialisation n’ont pas suffi à effacer ces réflexes de repli sur soi. Il y a, dans le « so what » des banques, une pointe de xénophobie et un signe de résistance à l’ouverture au reste du monde.

Ce n’est pas le seul. On le voit entre autres au protectionnisme économique, extrêmement fort. Le Japon n’impose pas de tarifs élevés pour les biens industriels, parce que cela entraverait sa propre capacité à exporter les siens à travers le monde.

Mais pour le reste ! Il impose une taxe de 17,5 % sur le prix du sirop d’érable, dont les consommateurs sont friands, même s’il n’en produit pas lui-même. Un tarif de 778 % pour le riz, parce que le pays maintient une politique d’autosuffisance alimentaire extrêmement rigide pour les produits de base, ce qui explique des résistances au Partenariat transpacifique plus vigoureuses qu’ici. Tant et si bien que, selon l’OCDE, le soutien aux agriculteurs est le triple qu’ailleurs et que les dépenses pour des produits agricoles sont 1,8 fois ce qu’elles seraient sans aide.

J’ai vu dans une boutique de Kyoto de très jolis et certainement très bons melons à 13 400 yens le kilo, 335 $ le kilo !

Mais cette fermeture au monde a des effets plus pervers. Par exemple, une foule de barrières fiscales et réglementaires entravent les investissements directs étrangers, les vrais investissements concrets. Ceux-ci comptent pour moins de 4 % du PIB, le niveau de pays faibles de l’OCDE, alors que ce pays aurait cruellement besoin de ces capitaux d’outre-mer.

LE COÛT DE LA FERMETURE

Cette fermeture se manifeste aussi dans les comportements culturels, comme une résistance forte à l’immigration, le faible nombre d’étudiants étrangers, deux fois moins qu’ailleurs, si importants pour favoriser l’innovation et l’ouverture aux autres, ou encore la très faible maîtrise de l’anglais, qui est quand même la grande langue de communication internationale.

Tout cela s’explique par le désir légitime des Japonais de préserver leur identité et de s’affirmer comme une culture asiatique forte. Mais cette fermeture a un coût : elle pénalise le pays, notamment dans sa capacité de faire face à de grands enjeux comme l’innovation ou l’immigration.

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