Chronique

Ses mots pour le dire

Il y a de ces signes qui nous font prendre conscience du vide abyssal laissé par un être disparu. Le livre Le Bazar amoureux est l’un de ceux-là. Au bout d’une dizaine de pages, on constate à quel point un homme comme Jean-Pierre Ronfard manque cruellement à notre société. Sa parole, sa clairvoyance, son regard empreint de poésie sur les gens et les choses, tout cela viendrait enrichir des dialogues qui, bien trop souvent, souffrent d’assèchement.

Mais bon, consolons-nous avec la parution de ces courts textes inédits que nous laisse l’homme de théâtre, mort il y a 13 ans. Avant de parler de la moelle de cette œuvre singulière, saluons ceux qui permettent la publication de ce livre : Alice et Bénédicte Ronfard, les filles du metteur en scène et comédien. Ce sont elles qui ont signalé l’existence de ces textes qui sommeillaient dans des cartons des Archives nationales du Québec au critique de théâtre et éditeur Robert Lévesque. On doit à l’érudit collègue et fervent admirateur de Ronfard le travail d’édition et la rédaction de la préface.

Ce recueil posthume, qui sera en librairie mardi, sera, à mon avis, l’une des belles surprises de la rentrée littéraire. Il est constitué d’une cinquantaine de courts récits que Jean-Pierre Ronfard a rédigés dans sa garçonnière de la rue Wolfe sur plusieurs années (il ne datait pas ses textes). Ces histoires sont parfois écrites au « je », parfois à la troisième personne. Elles intègrent des personnages que l’on dirait tout droit sortis de la vie de Ronfard. Mais cela, le lecteur ne peut qu’en douter.

Ce n’est pas cela qui est important. Le plaisir de cette lecture se trouve dans la langue de Ronfard, dans sa manière totalement unique de dépeindre des situations arrachées au temps et à la vie comme des polaroïds.

Comme le titre en témoigne, il est ici beaucoup question du langage amoureux. Et pour aborder ce thème universel, Ronfard emprunte des chemins audacieux que lui a permis de prendre la grande liberté dont il a toujours joui.

Cela donne des moments de poésie sublimes, d’érotisme débridé (attention, yeux chastes), mais aussi des instants d’une cruelle vérité.

Ronfard s’amuse à nous présenter le couple sous toutes ses coutures. Et pas toujours sous les plus belles. L’histoire de Joseph et Juliette est un bel exemple.

« Joseph verse du poison, jour après jour, dans la nourriture de Juliette. Juliette dépérit sous les yeux de Joseph. Joseph trouve que ça ne va pas assez vite. Il augmente la dose. Mais Juliette s’accoutume. Elle se mithridatise. Le poison lui devient nécessaire. Que fait Joseph ? Ou il augmente, ou il coupe. Il cesse d’empoisonner pour mieux tuer. […]

« Joseph meurt dans un accident de voiture. Juliette a cent quatre ans aujourd’hui. Elle a conservé toute sa raison. Elle dit que Joseph est le seul homme qui l’ait jamais aimée. Pour de vrai. »

Il est clair que Ronfard a beaucoup aimé les femmes au cours de sa vie. Si le public retient surtout le nom de Marie Cardinal, beaucoup d’autres ont traversé la vie et le lit du penseur. Des fragments de ces récits sont de grands hommages aux femmes qu’il a aimées. Cette lettre envoyée à une certaine Mikoulia, par exemple.

« Ta dernière lettre m’a excité comme ça n’est pas croyable. Je l’ai lue plusieurs fois dans le jardin, puis à la cuisine, et dans mon lit. C’est devenu un chiffon. Mais l’ayant chiffonnée, je l’ai remise à plat, je l’ai pressée sous une pile de dictionnaires, et, pour finir, je l’ai collée au mur avec du scotch devant ma table de travail. Cette chose en papier froissé dont, de loin, je ne peux pas lire les caractères, me touche plus qu’une photographie. Je la regarde et je bande. »

Ronfard faisait éclore ces textes la nuit. Les écrivait-il dans le but qu’ils soient lus ou publiés un jour ? Ou s’adonnait-il au jeu de l’écriture uniquement pour son propre plaisir ? Cela expliquerait parfois le caractère hermétique de certains textes. Le lecteur se retrouve alors avec la satanée question : mais de quoi diable parle-t-il ?

Mais ces quelques moments déroutants n’enlèvent rien à l’immense bonheur qu’on éprouve à lire ces textes qui empruntent tantôt à la nouvelle, tantôt au récit, tantôt au journal. On ne s’éloigne pas non plus du théâtre avec des dialogues et des répliques sur lesquels les comédiens ne lèveraient pas le nez. On retrouve d’ailleurs quelques didascalies.

Vous êtes à préparer votre automne ? J’entends par là que vous êtes à choisir les lectures qui vont se conjuguer à un feu de foyer et un verre de blanc ? Ajoutez celui-ci à votre liste. Les mots de Ronfard sont tout indiqués pour une telle mise en scène.

Le Bazar amoureux

Jean-Pierre Ronfard

Éditions du Boréal

Collection Liberté grande

En librairie le 30 août

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