Opinion : Hommage à Réjean Ducharme

Lettre à un ami

Cher Réjean, j’éprouve une gêne teintée d’orgueil au moment de parler de notre amitié, moi qui ai tenu ma langue pendant des décennies.

Tu ne m’as jamais demandé le silence, ni à nos camarades de Québec-Presse, cet hebdo des années 70 où nous refaisions le monde. Dans la salle de rédaction, c’était la consigne, nous feignions d’ignorer que tu étais (déjà) le grand Réjean Ducharme. Tu étais simplement le correcteur. Moi, jeune journaliste, cela m’impressionnait de voir le célèbre créateur de Bérénice, cette fillette boutonneuse qui traverse L’avalée des avalés, décortiquer mes articles.

Après, on s’est perdus de vue. Jusqu’au jour de 1986 où je t’ai embauché au magazine Allure.

Tu m’avais imposé une condition : tu ne devais croiser personne dans les couloirs.

Si bien qu’à l’heure dite, j’obligeais mes collègues à s’enfermer dans leurs bureaux, le temps que tu t’installes dans le mien pour corriger nos fautes. Derrière les portes closes, nous sommes devenus amis. Toi, si timide, tu maniais l’humour avec brio. J’ai longtemps conservé ta révision de ma biographie du cardinal Léger. J’y racontais qu’invité à dîner avec l’archevêque, le père Émile Legault essayait de lui tirer les vers du nez. Tu n’allais pas laisser passer ma maladresse : « Ouache, ils sont à table ! », avais-tu griffonné dans la marge.

Tu as commencé à te livrer tout doucement, par petites touches. J’ai apprivoisé l’écolier de Saint-Félix-de-Valois, tête de Turc de ses camarades, et compris que tu avais rejoint l’armée pour apprendre à te défendre. Je retrouve dans mon journal intime une anecdote qui révèle ta vulnérabilité, celle-là même qui affecte les personnages de tes romans : « À 16 ans, m’as-tu raconté, j’ai obtenu une bourse pour étudier les mathématiques à l’université. J’étais alors amoureux de ma cousine et elle m’a envoyé promener. J’ai eu tellement de peine que j’ai lâché mes études. »

J’ouvre le beau livre sur les chats que tu m’as offert. À l’intérieur, tu as écrit : « On n’oubliera jamais l’hospitalité que tu nous as donnée quand on manquait de tout. » Et tu as signé Réj. Car, même célèbre, tu ne roulais pas sur l’or. Un jour, tu as reçu un modeste chèque de 167 $ du Programme du droit de prêt public. Tu t’es fâché : « J’ai mon voyage ! Depuis le temps que mes livres sont dans les bibliothèques ! »

Qu’un écrivain ne puisse vivre de sa plume t’offensait.

« Pourquoi écrire ? Je ne suis rien… Je suis mort. Le cercueil s’ouvre une fois par semaine quand je t’appelle », ronchonnas-tu, amer. Tu refusais de jouer le jeu médiatique et en payais le prix.

À ton café de la rue Notre-Dame, nous discutions de ton refus de troquer ta machine à écrire contre un ordinateur. De ton déménagement, rue Quesnel – tu circulais par la porte de derrière pour ne pas croiser les bonnes sœurs qui occupaient le rez-de-chaussée. De tes chicanes avec Gérald Godin dont la mort t’a affecté. Le lendemain, tu m’as attendu devant l’édifice du magazine L’actualité où je travaillais pour me confier ton chagrin.

On a soupçonné ta muse, Claire Richard, d’avoir érigé une barricade entre toi et le monde extérieur. C’était bien ce que tu souhaitais. Un jour, je m’en souviens, quelqu’un a sonné chez toi. Tu t’es précipité à la fenêtre de la cuisine, l’as enjambée et as disparu dans la ruelle.

En revanche, tu te sentais à l’aise dans une foule. Tu adorais patiner à l’auditorium de Verdun et te promener à vélo.

Après le travail, je t’accompagnais à l’épicerie. Les gens ne te reconnaissaient pas. N’être personne te convenait parfaitement.

Petit, la tête grisonnante, tu déambulais tel un adolescent fugueur dans les rues de Montréal en quête d’objets hétéroclites qui trouveraient une seconde vie dans tes fameux Trophoux, ces collages attribués à un Roch Plante imaginaire. Tu m’avais fait choisir le mien, avant l’exposition à la galerie Pink. Naturellement, tu brillais par ton absence au vernissage. Ce soir-là, en quittant les lieux, j’ai aperçu ton fantôme longeant les murs de la rue Notre-Dame. Je t’ai fait signe et tu es venu te planquer dans ma voiture. Pendant une demi-heure, nous avons compté les visiteurs qui entraient et sortaient. On t’aimait, cela te faisait chaud au cœur.

Réjean, quelle chance j’ai eue de te côtoyer ! Pour y arriver, j’ai dû montrer patte blanche devant Claire, la gardienne du temple. Nous sommes devenues amies, ce qui m’a rapprochée de toi. Un jour, nous nous sommes brouillées, elle et moi, et je t’ai à nouveau perdu de vue. Cette fois, pour toujours.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.