Des liens du cœur avec la Belle Province

Il y a quelques années, dans un cocktail, Denise Filiatrault croise Charles Aznavour qu’elle connaît depuis l’époque du cabaret Au Faisan doré, ouvert de 1947 à 1950.

« Charles, je te présente ma fille Danièle », lance Denise Filiatrault.

Aznavour se tourne vers Danièle Lorain, reconnaît tout de suite chez elle les traits de son père Jacques Lorain et lui lance : « Vous pouvez me dire que vous me devez une fière chandelle, vous ! »

« C’est Charles Aznavour qui m’a présenté mon mari, raconte Mme Filiatrault, mère de Danièle et Sophie. C’est Aznavour qui avait fait venir Jacques Lorain à Montréal. Il était ce qu’on appelait un chanteur fantaisiste. Il était venu pour un contrat de quelques semaines puis m’a rencontrée. »

L’anecdote en dit long sur les liens qui unissaient Charles Aznavour à Montréal et au Québec. Et pour cause ! À la toute fin de 1948, Aznavour et son complice, le chanteur, pianiste et compositeur Pierre Roche, s’installent au cabaret Au Faisan doré du 1417, boulevard Saint-Laurent, à l’intersection de la rue Sainte-Catherine, pour plusieurs mois de spectacles, à raison de 11 prestations par semaine.

Déjà à cette époque, des artistes autant canadiens-français qu’américains et européens se côtoient à Montréal. Gratien Gélinas présente son spectacle Ti-Coq au Gesù, la chanteuse et actrice américaine Beatrice Kay est en vedette au El Morocco, Les Compagnons de la chanson se produisent au Café de l’Est, le Français Jean Sablon passe au Gayety (aujourd’hui, le TNM) et La Poune divertit le National.

« Aznavour était extraordinaire. C’était un showman. Il bougeait comme Elvis Presley. C’était un grand travailleur. Mais c’était très dur en France pour lui. On ne l’aimait pas. On n’aimait pas sa voix. Il portait les valises d’Édith Piaf qui a reconnu chez lui un grand talent. »

— Denise Filiatrault

C’est d’ailleurs Piaf qui donne à Aznavour et Roche l’envie d’aller en Amérique, raconte l’auteur Daniel Pantchenko dans son ouvrage Charles Aznavour ou le destin apprivoisé.

En septembre 1948, ces derniers se rendent à New York pour trouver la gloire. Mais, sans visas, ils passent plutôt les trois premiers jours détenus à Ellis Island. L’affaire finit par se résoudre et le duo est embauché pour quelques semaines au Café Society de New York.

Dans la Grosse Pomme, ils retrouvent Édith Piaf qui les fait embaucher au cabaret Le Quartier latin de la rue de la Montagne, à Montréal. Le propriétaire, Gustave Longtin, leur accorde un engagement de quatre semaines au salaire hebdomadaire de 350 $. Ils commencent le samedi 20 novembre 1948.

Le succès au Faisan doré

Devant le succès du tandem, Edmond Martin, propriétaire du cabaret Au Faisan doré, propose à Aznavour et Roche un contrat de plusieurs mois dans cette salle à l’aspect un peu lugubre. Devant un premier refus d’Aznavour qui se plaît au Quartier latin, Martin leur offre un contrat de quatre mois au salaire de 400 $ par semaine et promet de rénover la salle.

Mis à part un intermède de quelques semaines durant les Fêtes, le duo français triomphe au Faisan doré du 13 décembre 1948 à la fin mai 1949. Dans une publicité publiée le 19 décembre 1948 dans Le petit journal, on les présente comme « les protégés d’Edith Piaf ».

C’est aussi au Faisan doré qu’un adolescent du nom de Fernand Gignac se produit. 

« J’ai une photo où c’est la fête de mon père, le 23 mars [sans doute en 1949] dans le cabaret. On y voit les Cotroni, Charles Aznavour et Pierre Roche, raconte Benoit Gignac, fils aîné de Fernand Gignac. Mon père m’a raconté que Roche et Aznavour travaillaient des chansons au piano et qu’Aznavour était une personne assez intérieure qui cherchait son chemin. Je ne l’ai pas personnellement entendu mais il paraît que durant certains spectacles, Aznavour faisait référence au petit Fernand Gignac. »

Selon le biographe Daniel Pantchenko, le tandem, après avoir quitté le Faisan doré à la fin du mois de mai, est embauché au cabaret Chez Gérard à Québec puis au Quartier latin, un cabaret de L’Ancienne-Lorette, sous la recommandation de Charles Trenet. Ils reviennent au Faisan doré en octobre 1949 pour des émissions de radio hebdomadaires.

Alors que Roche s’installe au Québec et épouse la chanteuse Aglaé, Aznavour rentre en France en 1950. 

Mais son lien avec le Québec est si fort qu’il y reviendra toute sa vie. Au début des années 60, on le voit souvent au restaurant Chez Clairette, rue de la Montagne.

« Comme Brel, il venait après ses spectacles. Il mangeait et restait jusqu’à deux, trois heures du matin. C’était fantastique, dit Danielle Oderra, la sœur de Clairette. Il aimait échanger avec les auteurs-compositeurs d’ici comme Claude Léveillée, André Gagnon, Pierre Calvé, Pierre Létourneau… »

Au milieu des années 60, Aznavour participera même à une émission de Moi et l’autre. Denise Filiatrault estime que c’est parce qu’il la connaissait, connaissait Jean Bissonnette et se plaisait à Montréal qu’il a accepté de jouer exceptionnellement dans cet épisode relatant une visite chez le dentiste devant une Dominique Michel pâmée.

« Il adorait Montréal. Il y était tellement aimé, dit Mme Filiatrault. Les gens l’adoraient. Il se sentait comme chez lui au Québec. »

Le visage de la diaspora arménienne

Charles Aznavour était l’un des plus grands représentants de la communauté arménienne. En France, mais aussi au Québec et partout en Amérique du Nord.

M. Aznavour devait accompagner le président français Emmanuel Macron lors du Sommet de la Francophonie à Erevan, en Arménie, les 11 et 12 octobre. L’Élysée songe désormais à lui organiser un hommage lors de cette rencontre.

Charles Aznavour était une figure majeure de la diaspora arménienne partout dans le monde. « Il était une idole. L’histoire vient de changer », dit Nancy Issa Torosian, metteuse en scène et directrice de la compagnie de théâtre montréalaise Teker, qui signifie « visage » en arménien.

Né Shahnourz Varinag Aznavourian, il a toujours porté la cause du génocide arménien. « C’est une perte énorme pour nous », dit Mher Karakashian, enseignant à l’école arménienne Sourp Hagop de Montréal et aussi acteur au cinéma (Incendies, Malek). 

« Aznavour était l’artiste qui a été capable de traduire et d’interpréter l’âme et l’histoire arméniennes en français. »

— Mher Karakashian

« Aznavour a brisé le mur du silence », ajoute Mher Karakashian.

Dans sa chanson Ils sont tombés, Aznavour dit : « Moi je suis de ce peuple qui dort sans sépulture/Qu’a choisi de mourir sans abdiquer sa foi/Qui n’a jamais baissé la tête sous l’injure/Qui survit malgré tout et qui ne se plaint pas. »

« En haut de l’affiche »

« Aznavour est aussi un symbole de réussite », souligne Sylvie Kasparian, directrice et fondatrice du Festival arménien de Moncton.

« Il a réussi à se faufiler en haut de l’affiche, comme il le chantait », ajoute la linguiste, qui enseigne à l’Université de Moncton, en citant le premier succès d’Aznavour, J’me voyais déjà, en 1961.

« Sa famille était pauvre, mais généreuse. Ses parents ont aidé des Juifs et des déserteurs pendant la guerre. C’est une belle histoire qui donne du courage. »

En 2013, le Festival arménien de Moncton était dédié à Aznavour et à son œuvre. « Il a failli venir, relate sa directrice. Le spectacle d’ouverture s’inspirait de son livre D’une porte à l’autre. Nous avions fait une expo sur les affiches de ses spectacles », détaille-t-elle.

Aznavour pour l’Arménie

En 1995, Charles Aznavour a été nommé ambassadeur permanent de l’UNESCO en Arménie.

« Mais c’est au-delà de ses titres qu’il était le visage des Arméniens partout dans le monde, fait valoir Mher Karakashian. De par son art, mais aussi de par son activisme. »

En décembre 1988, quand un tremblement de terre a dévasté le nord du pays de ses parents et fait plus de 25 000 morts dans la ville de Spitak, Aznavour a lancé l’initiative « Aznavour pour l’Arménie » pour collecter des fonds.

Il a écrit la chanson Pour toi Arménie et l’a enregistrée avec quelque 90 artistes de renom, de Johnny Hallyday à Renaud, en passant par Patricia Kass.

Une étoile sur le Walk of Fame

Aznavour était aussi fort connu aux États-Unis. Des Américains le surnommaient « The French Frank Sinatra ». En 2016, il a reçu une étoile d’honneur à Hollywood en présence de la communauté arménienne de Los Angeles.

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