Livre  Les défis du pluralisme

La démocratie, entre diversité et exclusion

Les défis du pluralisme
Collectif 
Daniela Heimpel et Saaz Taher
Préface de Charles Taylor 
Collection « Pluralismes »
Les Presses de l’Université de Montréal
304 pages

Extrait de la préface signée par le philosophe Charles Taylor

La démocratie moderne, du moins en Occident, est fondée sur les principes de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité. Et donc, à la différence de la démocratie antique, elle ne saurait tolérer une discrimination entre différents citoyens ou différents groupes de citoyens. Elle exclut l’exclusion. Pourtant, cette même démocratie est capable d’engendrer de nouvelles formes de discrimination, ou encore – ce qui lui arrive souvent – de réhabiliter d’anciennes formes sous une nouvelle guise qui les rend difficiles à discerner. D’où vient ce pénible paradoxe ? 

Il peut, hélas, facilement s’expliquer. La démocratie (tant ancienne que moderne) a besoin d’une identité politique commune, c’est-à-dire qui rassemble les citoyens autour des mêmes points de référence. En effet, les sociétés libres et autogouvernantes ont besoin de liens très forts, contrairement aux régimes autoritaires qui peuvent s’en passer grâce à des appareils de répression puissants. 

D’abord, le peuple en démocratie doit constituer une collectivité dont les membres délibèrent ensemble. Cela exige une connaissance mutuelle : quand on discute ensemble du bien commun, il faut être sûr que ce qui est visé est le bien de tous et de chacun. Au-delà d’un certain point, la démocratie ne peut pas tolérer le soupçon répandu chez un groupe minoritaire que la majorité ne tient pas du tout compte de ses aspirations et de ses intérêts à lui. Ce soupçon devenu certitude fait partie de l’argumentaire des indépendantistes dans maintes sociétés occidentales de nos jours. 

En second lieu, la démocratie a besoin de forts liens de solidarité afin de motiver l’entraide, voire la redistribution, entre différents groupes de citoyens, que ce soit entre régions ou classes sociales, ou entre les nantis et ceux qui sont dépourvus de moyens. 

L’identité politique des démocraties contemporaines est un amalgame de deux niveaux de référence. D’abord, on partage les principes de la démocratie eux-mêmes, mais cela ne suffit pas. Certes, nous partageons ces principes avec des millions de démocrates à travers le monde. Mais nous avons aussi besoin de liens plus forts avec nos concitoyens. Nous devons être attachés au projet historique particulier que constitue notre société. Cela exige des références particulières. Notre démocratie naît d’une certaine histoire, vit et s’exprime dans une certaine langue, hérite d’une certaine culture, voire est constituée par une certaine ethnie.

Notre identité politique se situe donc dans deux dimensions : il y a la dimension universelle, celle des principes, et celle qui relève d’une histoire particulière. 

Or, il est clair qu’une même identité politique rassemble des êtres humains dont l’identité personnelle est très variée. Le danger de l’exclusion pointe dès que certaines classes d’identité personnelle sont mises en contradiction avec l’identité politique commune. 

Quels sont les facteurs qui engendrent ce risque d’exclusion ? Il y a d’abord le fait que les sociétés contemporaines se diversifient de plus en plus sous l’effet de la migration internationale, qui ne cesse de croître depuis plusieurs décennies. De toute évidence, les conflits et les tentatives d’exclusion des plus névralgiques, et de nos jours les plus médiatisés, concernent des immigrants. 

Mais les sources de diversité dans nos sociétés contemporaines sont aussi internes. C’est que des identités personnelles jadis discriminées ou reléguées dans l’ombre commencent à s’affirmer grâce à la montée d’une éthique de l’authenticité en Occident durant la deuxième moitié du 20e siècle. En témoignent les mouvements féministes et gais depuis la Seconde Guerre mondiale. 

Cette diversification galopante augmente la possibilité que des identités nouvellement arrivées ou récemment revendiquées soient éprouvées comme étranges, voire menaçantes, par des personnes qui sont fortement attachées à l’identité politique traditionnelle. 

Chez certains, l’identité politique est entourée d’une pénombre non dite, comprenant une morale sexuelle ou « familiale » considérée comme inséparable de toute société civilisée ou bien ordonnée ; ceux-là, certaines revendications féministes ou gaies les heurtent profondément. Cette réaction est particulièrement évidente au sein de la droite américaine. 

Chez d’autres, la vue de cultures ou de religions peu familières provoque une certaine angoisse : est-ce qu’ils vont nous changer ? Nous avons vécu cela au Québec.

Dans le contexte contemporain, la tentation est forte de coder le malaise ethnico-culturel en termes de principes moraux, comme on le voit avec les invocations de laïcité au Québec et en France. 

Pour conjurer les menaces d’exclusion, incompatibles avec leurs principes de base, les démocraties sont sommées d’effectuer des redéfinitions, souvent pénibles, de leur identité politique. Il semble bien que nos démocraties soient appelées à procéder périodiquement à des mises à jour de ce genre dans les décennies à venir, face aux défis que nous promet notre histoire accélérée.

D’ailleurs, c’est justement le sens intrinsèque de l’interculturalisme, qui nous fait envisager notre identité politique sous un jour diachronique où elle subira des redéfinitions périodiques pour tenir compte de la constellation changeante des identités personnelles à rassembler. Tout cela crée une gamme de défis et de dilemmes qu’affrontent de nos jours la majorité des pays occidentaux. C’est ce qu’essaient d’analyser et d’éclaircir les différentes contributions à cet ouvrage collectif fort intéressant.

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