L’amour au temps du débat identitaire

On les appelait les « Turcs de Louise ». Aux funérailles de Louise Laurin, un jour d’hiver 2013, à Montréal, ils étaient là. La petite Gulizar devenue grande et sa famille. En deuil. Silencieux et reconnaissants. Des Turcs musulmans venus dire au revoir à leur « grand-mère » québécoise, fervente souverainiste et militante pour la laïcité, qui s’était tant battue pour qu’ils puissent vivre ici.

La psychologue Rachida Azdouz était là aussi, pleurant son amie Louise. Ses yeux s’embuent quand elle évoque la scène racontée dans un livre sur le vivre-ensemble qui sera en librairie le 28 mars.

Le vivre-ensemble, à force d’en parler ou de s’en gargariser, certains en oublient de le vivre, constate la psychologue, dans Le vivre-ensemble n’est pas un rince-bouche (Édito). Malgré tout, à l’ombre de nos débats acrimonieux, il y a toutes ces histoires d’amour et de solidarité. Comme l’histoire de Louise Laurin, qui était directrice d’école, en 1988, lorsque Gulizar Ersoy, une de ses élèves alors âgée de 9 ans, a été expulsée en Turquie avec sa famille. La famille avait été bernée par un faux conseiller en immigration, marchand de rêves qui avait leurré des centaines de victimes en fabriquant pour eux la même histoire fausse pour obtenir l’asile. Elle était sommée de quitter le pays. Mais pas question pour Louise Laurin d’abandonner sa petite Gulizar qui, en deux ans, avait appris le français et avait commencé à s’enraciner ici. Elle alerta les médias et organisa une campagne de soutien. Elle réussit à créer un grand mouvement de solidarité autour de Gulizar et de ses compatriotes. 

Suivie par des caméras de télévision, Louise Laurin se rendit dans le village de Gulizar en Turquie pour la ramener au Québec avec sa famille. Elle aida « ses » Turcs à s’installer. Elle resta pour toujours leur « grand-mère » adoptive québécoise.

Pour Rachida Azdouz, l’histoire de ces Turcs accueillis au Québec fait écho à celle des Haïtiens qui affluent aux frontières aujourd’hui. L’histoire lui apparaît d’autant plus touchante qu’elle nous invite à nous méfier des catégories dans lesquelles on peut enfermer les gens ou s’enfermer soi-même.

« Louise était souverainiste, elle a même présidé le Mouvement national des Québécois. Elle était pour la laïcité affirmative. Tout ça est conciliable. On peut à la fois être dans une idéologie politique qui a l’air en apparence très fermée et, dans la vie de tous les jours, quand il y a un impératif humain, dire que l’impératif humain prend le pas sur l’idéologie. Et ça, on l’oublie aujourd’hui. »

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Psychologue spécialisée en relations interculturelles, Rachida Azdouz observe le débat identitaire au Québec depuis plus de 25 ans et est souvent appelée à le commenter. Un exercice d’équilibrisme où il est impossible de faire l’unanimité. Sur ce terrain miné, elle réussit toujours à nourrir la réflexion de façon posée et intelligente. Allergique à la pensée binaire, elle a eu envie d’écrire ce livre pour faire ce qu’elle n’a pas le temps de bien faire dans une intervention à la radio de quelques minutes : des nuances dans un débat qui en manque souvent.

« Ayez surtout le souci de séparer les choses du bruit qu’elles font. » La citation de Sénèque mise en exergue par Rachida Azdouz donne le ton à un chapitre où elle déplore le manichéisme et la polarisation qui empoisonnent le débat identitaire. Comment en sortir ? C’est une question que je me pose souvent.

Pour Rachida Azdouz, une façon d’y arriver est de garder un pied dans chaque camp, même si c’est inconfortable. Parce qu’on ne peut prétendre débattre si on s’entoure uniquement de gens qui pensent comme nous. 

« Concrètement, ça veut dire accepter de participer à un colloque quand vous savez que les organisateurs sont identifiés à un camp ou à un autre. Par contre, je garde la liberté de dire ce que je veux, et non ce qu’ils ont envie d’entendre. »

— La psychologue Rachida Azdouz

Garder un pied dans chaque camp, cela ne veut pas dire pour autant que tout le monde est fréquentable, précise-t-elle. Il faut savoir tracer la ligne quelque part. « On ne peut pas accepter par exemple la diffamation et l’intimidation ». Idem, ça va de soi, pour les discours justifiant la haine et le recours à la violence.

Dans son livre, la psychologue décoche notamment quelques flèches aux militants « inclusifs » qui se contentent parfois du « confort de l’entre-soi » ou s’autorisent à parler au nom de tout un groupe qu’ils ne représentent pas. « Je suis plus sévère avec les progressistes parce que je suis progressiste. On est plus sévère avec ses propres enfants. »

En même temps, il n’est pas question pour la psychologue de se placer au-dessus de la mêlée en faisant la leçon à ceux qui polarisent le débat. « Je voulais aussi expliquer pourquoi moi, qui suis nuancée, parfois je me tais. Par lâcheté. Par fatigue… » Jouer les « don Quichotte » de la nuance pour se faire éclabousser par les deux extrêmes n’est pas de tout repos. Et d’un point de vue pragmatique, ce n’est pas toujours la meilleure façon de faire avancer les choses ou de secouer l’inertie des pouvoirs publics.

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« Vivre ensemble, ce n’est pas déshabiller Pierre pour habiller Paul, écrit Rachida Azdouz. Ce n’est pas tirer chacun sur un bout de couverture. C’est tricoter ensemble une couverture plus large pour couvrir tout le monde. »

Comment y arriver ? Si trop souvent le débat sur cette question tourne en rond, c’est qu’on se contente de faire l’apologie d’un modèle et le procès de l’autre. Le modèle idéal reste à construire, constate la psychologue. Au républicanisme français, il pourrait emprunter son souci de cohésion sociale. Au multiculturalisme, son désir de coexistence pacifique. À l’interculturalisme, son penchant pour l’interaction et la construction sur une base commune. Mais on est encore loin de ça, constate-t-elle. « Actuellement, on a Trudeau au Canada qui est très, très multiculturaliste. On a Couillard au Québec qui était très multiculturaliste jusqu’à ce qu’il ait perdu des élections partielles dans la foulée de la consultation sur la discrimination systémique. Et là, tout à coup, il devient un peu plus interculturaliste. Donc, on n’est pas du tout en train de construire quelque chose. »

Alors qu’à Ottawa, les politiciens ont choisi un modèle multiculturaliste décomplexé, caricatural et excessif, à Québec, ils ne semblent pas trop savoir où ils vont, observe-t-elle. « J’ai l’impression qu’ils ont un GPS et qu’ils essaient de voir où va le vent pour réajuster leur GPS. »

Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, elle est convaincue d’une chose. « Le vivre-ensemble se pratique au corps à corps. Il ne se revendique pas à cor et à cri. Toute mon analyse, mais aussi mon espérance, elle se résume à ça. »

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