Chronique

La taxe Netflix pour les nuls

En janvier dernier, la productrice du film d’animation La guerre des tuques 3D revenait d’une présentation à Shanghai, en Chine. L’équipe de Mélanie Joly était à bord du même avion que la productrice, mais sans la ministre. En plein vol, quelqu’un s’est trouvé mal. Il a fallu atterrir de toute urgence à Anchorage en Alaska. De 7 h du matin jusqu’à tard dans l’après-midi, la productrice – Marie-Claude Beauchamp pour ne pas la nommer – s’est retrouvée clouée au sol à l’aéroport d’Anchorage. Que fait une productrice qui a sept heures à tuer en compagnie des conseillers de la ministre Joly ? Elle en profite pour faire la conversation et pour obtenir des réponses sur les questions les plus persistantes qui flottent dans l’air. Comme la taxe Netflix, par exemple, celle que la ministre Mélanie Joly refuse obstinément d’imposer.

Pendant une bonne partie de la journée à l’aéroport, la productrice a cuisiné les conseillers de Mélanie Joly pour essayer de comprendre pourquoi tout ce beau monde ne veut rien, mais alors rien savoir d’une taxe Netflix.

La seule réponse qu’elle a obtenue, c’est que la taxation de Netflix était une question complexe et que l’implanter serait difficile. Mais encore ?

Mais encore, rien. Depuis des mois et encore la semaine dernière, la ministre et son entourage se sont enfermés dans un mutisme réfractaire à toute explication et dont le leitmotiv – c’est compliqué – est le genre d’argument facile qu’on sert pour se débarrasser d’un sujet gênant.

Or, à la veille du dépôt de la nouvelle politique culturelle, il me semble que les contribuables canadiens auraient droit à une explication un peu plus substantielle et éclairée. On a beau être nuls en taxation, ce n’est pas une raison pour abuser de notre nullité. Et d’autant plus que cette taxe Netflix n’est pas seulement une vue de l’esprit. Elle existe déjà dans une centaine d’endroits, notamment l’Union européenne, l’Australie, la Norvège, le Japon. Même la Russie a accepté le principe d’une taxe Netflix, c’est tout dire !

Pendant ce temps, chez nous, on oblige les services comme Club illico ou Tou.tv à payer cette fameuse taxe à la consommation, mais pas leur plus redoutable concurrent ! C’est un non-sens, pour ne pas dire un scandale sur le plan de l’équité fiscale. La loi s’applique à tous, non ?

Lettre ouverte de 274 créateurs

C’est en tous les cas ce que croient 274 créateurs d’ici parmi lesquels on compte aussi bien David Suzuki, Atom Egoyan que Xavier Dolan, Philippe Falardeau et Alanis Obomsawin. Tous ont signé une lettre ouverte exhortant la ministre à renforcer la souveraineté culturelle du Canada en taxant les SPC, les services par contournement comme Google, Facebook, Amazon et Netflix.

« Ces services, écrivent-ils, ont créé un secteur non réglementé au sein de notre système de radiodiffusion. Ce secteur ne cesse de proliférer, consommant au passage les revenus du secteur canadien réglementé et privant le Canada de milliards de dollars chaque année. »

Pour un gouvernement qui se targue d’être un ardent défenseur de la culture canadienne, le traitement de faveur réservé à Netflix est pour le moins contradictoire, sinon carrément hypocrite.

Car ne pas taxer Netflix, c’est encourager ses abonnés canadiens à adhérer à son service plutôt qu’aux services canadiens similaires.

Rappelons qu’il en coûte entre 9,99 $ et 10,99 $ par mois pour être abonné à Netflix et avoir accès à un immense buffet de contenu, pas uniquement mais majoritairement américain. Une taxe Netflix coûterait annuellement au consommateur canadien, celui à qui la facture sera refilée, environ une vingtaine de dollars. Pour certains, ce n’est rien ; pour d’autres, beaucoup. N’empêche. Multipliez cette somme par les 5 millions d’abonnés canadiens et ce sont plusieurs dizaines de millions qui vont revenir dans les coffres de l’État et qui pourraient être versés à un fonds de production. Pourquoi s’en priver ?

À cause d’une vidéo

Selon certains observateurs de la scène politique, tout ça, c’est la faute à… Stephen Harper. En août 2015, au début de la plus longue campagne électorale de l’histoire canadienne, ce brave Stephen Harper est apparu dans une vidéo à la gloire de Netflix. Devant une immense bannière du serveur américain, il nous a révélé que, de tout temps, sa série préférée était Breaking Bad, un des premiers gros succès de Netflix. Il s’est alors lancé dans un ardent plaidoyer pour Netflix en jurant que, contrairement à ses adversaires qui allaient taxer Netflix s’ils étaient élus, lui, jamais au grand jamais, ne permettrait une telle abomination.

Le camp de Trudeau s’est évidemment empressé de le contredire et de jurer à son tour de ne pas taxer Netflix. Et c’est ainsi qu’à cause d’une vidéo, tournée en dérision dans certaines émissions américaines de fin de soirée, la taxe Netflix est devenue un enjeu électoral, puis une promesse que Justin Trudeau s’interdit aujourd’hui de trahir, histoire de s’éviter les railleries de l’opposition.

Et comme la ministre qui va contredire Justin n’est pas encore née, Netflix va continuer de bénéficier d’un passe-droit à la barbe de ses concurrents canadiens et québécois.

Qu’on se comprenne bien : il n’est pas question ici de punir ou même d’interdire Netflix, un service qui a révolutionné le monde numérique, voire le monde des contenus tout court.

Comme Stephen Harper et comme bien des gens, j’aime Netflix, mais j’aime aussi la culture et les contenus créés ici, qui racontent nos histoires et représentent notre réalité, pas celle du voisin américain. Pour l’instant, la cohabitation entre les deux survit. Mais il ne faudrait pas qu’un jour, ces contenus et ces histoires, offerts par des serveurs d’ici, disparaissent, écrasés par la toute-puissance de Netflix et par la complaisance du gouvernement canadien à son endroit.

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