FRANCE

Ma « coloc » a 91 ans

PARIS — C’est une colocation presque normale : « On ne se voit pas tout le temps, mais quand on bavarde, c’est agréable. Il me raconte sa journée. »

Détail singulier : 65 années séparent les deux comparses.

À « presque 92 ans », Nicole accueille gratuitement Zhengdong, un étudiant chinois de 27 ans qui fait un stage dans une maison d’édition parisienne.

La vieille dame, veuve depuis 10 ans, pourrait difficilement rester dans sa maison sans une présence quotidienne. Et le coût exorbitant du logement à Paris est prohibitif pour un étudiant étranger sans revenus conséquents.

Ce type de jumelage, la cohabitation intergénérationnelle, inconnu au Québec sous cette forme, se répand en France. Un des organismes qui chapeautent ce type de cohabitation, l’Association Ensemble2Générations, a créé plus de 3000 duos en une dizaine d’années d’existence. Cette année, 600 aînés – on dit « seniors » en France – cohabitent avec autant de jeunes grâce à cette organisation.

DES YEUX ET DES MAINS

Dans sa grande maison de la chic banlieue ouest de Paris, la dégénérescence maculaire de Nicole l’oblige à coller son fauteuil au téléviseur. « Je suis pratiquement aveugle, il faut voir les choses comme elles sont », se résigne la dame, polar fuchsia sur les épaules. Elle garde ses paupières fermées pendant le plus clair de la discussion.

« J’aime beaucoup cette maison, je regrette de ne plus voir beaucoup. Mais j’ai mes repères, je connais la maison », ajoute-t-elle, à l’ombre des toiles modernes aux murs. Avec son mari, elle l’a fait construire en 1964.

Alors Zhengdong, « ce sont mes yeux, ce sont mes mains ». Lorsque le téléphone sonne en pleine entrevue, le jeune Chinois vient de bondir sur ses pieds quand Nicole lui demande d’aller chercher le combiné.

Pour autant, il mène sa vie comme il l’entend. Ou presque. En échange de l’hébergement, il s’engage à rentrer chaque soir à la maison, sauf un soir par semaine et deux fins de semaine par mois. « Je n’ai pas besoin de sortir tout le temps », assure le jeune homme, l’air réservé derrière ses lunettes foncées.

« Même quand on ne parle pas, même quand il regarde la télé dans sa chambre et moi, dans le salon, il y a quelqu’un dans la maison. Je ne suis pas seule. »

— Nicole, 91 ans

En échange de l’accueil, l’étudiant promet aussi de rendre de menus services. Nicole reçoit de l’aide externe pour ses repas, mais Zhengdong les fait parfois réchauffer. Ou encore il fait une promenade avec sa « colocataire ». « Je ne peux plus sortir seule. J’ai besoin d’un bras pour m’accrocher », affirme cette dernière.

Des limites claires sont aussi établies dans l’autre sens. « Pas de ménage, pas de repassage » et pas de soins médicaux, énumère la fondatrice d’Ensemble2Générations, Typhaine de Penfentenyo.

« UN SUPPLÉMENT D’ÂME »

À l’étage de sa maison – qui sert aussi de bureau à l’association –, elle expose son projet : « Combler la solitude des personnes âgées, leur permettre de rester à la maison le plus longtemps possible et permettre à des étudiants un peu dans la précarité de bénéficier d’un logement gratuit. »

Avec un bémol : « L’économie financière [pour l’étudiant], elle est importante, mais ça ne peut pas être la première motivation », assure-t-elle. Les jeunes qui veulent vivre l’expérience ont « un supplément d’âme ».

L’effet est aussi bénéfique pour les grands enfants des aînés : certains « n’arrivent plus à travailler à cause de l’angoisse » d’une chute ou d’un autre problème de santé. Ce sont d’ailleurs souvent les enfants des aînés qui appellent à l’aide Mme de Penfentenyo et son équipe.

C’est le cas de Nicole. « J’en avais pas vraiment envie. Mais mes enfants ont insisté en disant que ce n’était pas possible que je sois seule dans cette maison », relate- t-elle. C’était il y a quatre ans. « J’étais très réticente. »

Depuis, Johnny, Guillaume et Angélique sont passés dans la grande maison, avant Zhengdong. La dame apprécie tellement la présence d’un jeune qu’elle en accueille même pendant l’été, en dehors de la période scolaire.

Le duo assure que la cohabitation se passe bien. « Je m’entends très bien avec les garçons », badine Nicole. Et « je ne suis pas difficile à vivre. J’aime bien les jeunes, je m’entends bien avec eux ». Zhengdong, pour sa part, retrouve un peu son mode de vie familial. 

« J’ai vécu plusieurs années avec mes grands-parents. On habitait ensemble, dans la même maison. Pour moi, ça ne pose aucun problème. »

— Zhengdong, 27 ans

Au point que le stagiaire et la nonagénaire se permettent des écarts par rapport aux règles de cohabitation établies. « Des fois, je reçois des amis dans cette maison », explique-t-il. « J’aime bien ses amis », intervient Nicole. « On fait des repas ensemble », ajoute Zhengdong.

Isabelle Étienne, chargée de coordonner ce jumelage pour Ensemble2Générations, se surprend à moitié – les jeunes ne doivent normalement pas recevoir de visite chez leur « senior ». Mais Nicole est flexible, une aînée modèle pour l’association.

« C’est certain que si la personne âgée nous appelle pour se plaindre que le jeune a placé sa brosse à dents du mauvais côté du lavabo, ça ne peut pas fonctionner », explique-t-elle. « Quand on voit que ça marche, on est tellement contents. »

TROIS FORMULES CHEZ ENSEMBLE2GÉNÉRATIONS

Logement gratuit, en échange d’une présence continue le soir. Le jeune ne peut s’absenter qu’un soir par semaine et deux fins de semaine par mois.

Logement presque gratuit (environ 80 euros par mois), en échange de services. « La personne âgée est peut-être autonome, mais n’a plus le courage d’aller au théâtre ou au cinéma toute seule, ou elle n’arrive pas à lire son courrier », explique Typhaine de Penfentenyo.

Logement modique (environ 400 à 450 euros par mois pour Paris) en échange de « petits services spontanés, comme aller chercher une baguette, changer une ampoule ».

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