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LA PRESSE CHANGE DE MAINS

Après des décennies dans le giron de Power Corporation, La Presse volera bientôt de ses propres ailes. L’entreprise appartiendra à une fiducie d’utilité sociale, considérée comme un organisme à but non lucratif, qui recevra notamment de l’actuel propriétaire une somme de 50 millions. De Québec à Ottawa, en passant par de nombreuses salles de rédaction, la nouvelle a eu des échos partout au pays.

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Place à la fiducie d’utilité sociale

La grande transformation du modèle d’affaires de La Presse se poursuit. Après son virage numérique en information, la prochaine étape touchera sa propriété. Sa nouvelle structure prendra la forme d’une « fiducie d’utilité sociale », a annoncé son président Pierre-Elliott Levasseur.

Son actionnaire actuel, Power Corporation, ne sera plus propriétaire. Il n’aura plus de lien avec la fiducie, considérée comme un organisme à but non lucratif (OBNL).

Pour la lancer, Power Corporation injectera 50 millions. De plus, un mécanisme sera mis en place pour « conserver sous sa charge les obligations passées » des régimes de retraite des employés.

« Vous avez tous réalisé mon rêve d’en faire le grand journal qu’il est », a dit André Desmarais, président du conseil de La Presse. Il est aussi président du conseil délégué, président et co-chef de la direction de Power.

« La création d’une OBNL assure son futur à La Presse et lui offre un avenir qu’elle ne pouvait avoir autrement », a-t-il ajouté devant le parterre d’employés au Palais des congrès de Montréal.

Nouveau modèle

« C’est une approche moderne et c’est une première au Canada, a dit Pierre-Elliott Levasseur en entrevue. Ce modèle de fiducie est adapté à notre réalité et à celle que vivent plusieurs quotidiens en Amérique du Nord. »

Aujourd’hui, Google et Facebook accaparent 80 % des revenus publicitaires numériques au pays. Cette situation a fragilisé le modèle traditionnel des médias écrits, même si les lecteurs sont au rendez-vous.

Dans ce contexte, M. Levasseur considère que la formule d’une fiducie offre « le meilleur des deux mondes ».

D’abord, a-t-il expliqué, la contribution financière importante de l’actionnaire permet à La Presse de poursuivre son plan stratégique et sa transformation de façon ordonnée.

Et en même temps, cela lui ouvre la porte à du financement qui, actuellement, n’est pas disponible.

Discussions en cours

Le président a précisé que des discussions étaient en cours avec le gouvernement fédéral depuis un an.

« Ils constatent la situation où se trouvent les journaux. Et ils comprennent le rôle et la contribution significative des médias écrits à une démocratie saine, a-t-il dit. Ils étudient des mécanismes. »

« [Les représentants du gouvernement] ont clairement indiqué qu’ils ne viendraient pas en aide à des organisations détenues par des familles ou des entreprises riches. »

— Pierre-Elliott Levasseur

À son avis, la future structure de La Presse « respectera très bien la ligne directrice que le gouvernement fédéral a tracée » pour un soutien éventuel.

En février dernier, Ottawa a manifesté une ouverture. « Le gouvernement étudiera de nouveaux modèles qui autoriseront les dons privés et le soutien philanthropique pour des nouvelles locales et un journalisme fiable, professionnel et à but non lucratif », pouvait-on lire dans son budget.

Dans ce cas, précisait-on, il « pourrait s’agir de nouveaux moyens, pour les journaux canadiens, d’innover et d’obtenir le statut d’organisme de bienfaisance en tant que fournisseurs de journalisme à but non lucratif compte tenu de leurs services dans l’intérêt du public ».

Information de qualité

Pierre-Elliott Levasseur a rappelé que le maintien d’une information de qualité, accessible à l’ensemble de la population, est un enjeu de société. Il concerne les gouvernements, les entreprises, les citoyens et tous ceux qui travaillent pour les médias écrits, a-t-il souligné.

« Et ça ne peut pas être la responsabilité d’un seul actionnaire, même si c’est Power Corporation, d’assumer toute cette responsabilité », a-t-il ajouté.

La nouvelle fiducie permettra à plusieurs contributeurs de participer : de grands donateurs, des fondations, des entreprises et des citoyens.

En conférence de presse, plus tôt, M. Levasseur a souligné que les 50 millions de Power Corporation s’ajoutaient aux « 6 à 7 millions par année » du gouvernement du Québec et à l’aide à venir d’Ottawa.

En plus de cela, il pense qu’il serait possible d’obtenir l’équivalent de 3 millions par an supplémentaires de différents donateurs.

M. Levasseur a également fermé la porte à un modèle où les lecteurs devraient payer pour l’information.

Mise en place de la fiducie

Pendant la rencontre de presse, l’éditeur Guy Crevier a, pour sa part, précisé les prochaines étapes avant la mise en place de la fiducie.

Tout d’abord, l’Assemblée nationale devra abroger une loi privée, votée en 1967 lors de l’achat de La Presse, pour lui permettre de devenir un organisme à but non lucratif (voir onglets 4 et 5).

M. Crevier ne s’attend pas à un blocage de la part des députés québécois.

« Je ne vois pas l’intérêt de s’opposer à une structure qui permet d’assurer la pérennité d’un média de qualité et d’une presse indépendante. »

— Guy Crevier, éditeur de La Presse

Ensuite, il y aura des rencontres avec les syndicats pour mettre en place un mécanisme pour assurer à Power la prise en charge des obligations passées pour la caisse de retraite. Une fois la chose faite, quelques semaines plus tard, la fiducie serait mise en place.

Un président du conseil sera nommé à la tête de la fiducie. Il aura la tâche de nommer des administrateurs et de veiller à la mission de l’OBNL.

Les profits éventuels et tout l’argent recueilli auprès des donateurs seront réinjectés dans le journal.

Ils serviront à offrir une information gratuite, rigoureuse et de grande qualité, au plus large public possible, a expliqué M. Crevier.

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134 ans d’histoire

1884

L’homme d’affaires William-Edmond Blumhart fonde le quotidien Le Nouveau Monde, en octobre. Quelques jours plus tard, il change le nom du journal pour La Presse.

1894

Le typographe Trefflé Berthiaume devient propriétaire. Il vendra le journal avant de le racheter en 1906.

1967

Le financier Paul Desmarais achète le quotidien.

DE 1972 À 1980

L’écrivain Roger Lemelin est président et éditeur.

DE 1980 À 2000

Le gestionnaire Roger D. Landry lui succède.

DE 2000 À 2017

À titre de président et d’éditeur, le gestionnaire Guy Crevier réalise une importante transformation. Le quotidien cesse ses activités d’imprimerie, il investit dans la salle de rédaction, augmente le nombre de journalistes et de graphistes, et il développe LaPresse.ca (web) et La Presse mobile (téléphone).

2011

Présentation du nouveau logo pour identifier La Presse sur ses différentes plateformes.

Avril 2013

Lancement de La Presse+, édition numérique pour tablettes.

2015

Vente des six quotidiens régionaux de Gesca (Le Soleil, Le Droit, Le Quotidien, Le Nouvelliste, La Tribune et La Voix de l’Est).

Janvier 2016

Fin de l’édition papier de La Presse du lundi au vendredi.

Novembre 2016

Pierre-Elliott Levasseur est nommé président. Guy Crevier reste éditeur et est nommé vice-président du conseil de La Presse (Gesca).

Décembre 2017

Fin de l’édition papier de La Presse le week-end.

Avril 2018

Pour les éditions numériques, du lundi au dimanche, pour toute l’année 2017 et au Québec, La Presse arrive largement en tête, selon Infopresse, avec 1,945 million de lecteurs, en hausse de 35 000 sur l’année précédente.

Mai 2018

La Presse annonce qu’elle change de main et adopte une structure sans but lucratif. Power Corporation ne sera plus propriétaire. Elle transférera sa propriété dans un modèle de fiducie indépendante.

— Réjean Bourdeau, La Presse

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Une décision « audacieuse »

La Presse a reçu hier les félicitations de plusieurs autres médias au pays pour sa décision de devenir un organisme sans but lucratif. Mais aucun d’entre eux ne songe pour l’instant à l’imiter.

Une décision « audacieuse », dit le Globe and Mail

Le Globe and Mail a salué la décision « très audacieuse et positive » de La Presse, « une voix forte et importante de notre démocratie ». « Après toutes ces années de débat public [sur l’avenir des médias], une entreprise a pris une décision audacieuse, a dit Phillip Crawley, PDG du Globe and Mail. Le Canada doit regarder des modèles qui fonctionnent ailleurs comme celui du Guardian [voir onglet 5]. C’est un modèle intéressant, mais qui n’est pas pour tout le monde. » Le Globe and Mail, propriété de la famille Thomson par l’entremise de sa société d’investissement Woodbridge, n’a pas l’intention de devenir un organisme sans but lucratif, a confirmé M. Crawley.

Le Devoir veut un programme normé

« [Cette annonce] vient montrer que nos choix au Devoir de miser sur un modèle d’abonnement et sur la philanthropie n’étaient pas mauvais, a dit Brian Myles, directeur du Devoir. L’avenir de l’information de qualité passe par le mur payant. » Le quotidien indépendant estime que les dons aux médias devront être gérés par un programme normé. M. Myles croit que Les Amis du Devoir, un organisme sans but lucratif qui a comme mission de soutenir les activités du journal, devraient avoir le même statut fiscal (pour permettre que les dons soient déductibles d’impôt) que la future entité propriétaire de La Presse, sinon ce serait du « clientélisme éhonté ». Le Devoir est un organisme à but lucratif. Il n’a pas l’intention de devenir un organisme sans but lucratif puisqu’il vient d’être recapitalisé, selon M. Myles. Les dons aux Amis du Devoir ne sont pas déductibles d’impôt actuellement.

« Un geste magnanime des Desmarais », selon Taillefer

« C’est un geste magnanime des Desmarais de mettre en place une structure qui va permettre à ce média-là de perdurer. C’est une structure créative qui amène des réflexions par rapport à l’indépendance médiatique », a dit Alexandre Taillefer, propriétaire des magazines L’actualité et Voir par l’intermédiaire du fonds d’investissement XPND Capital, où il est associé principal. M. Taillefer ne songe pas à la conversion vers un organisme sans but lucratif pour ses magazines. « Nous sommes un fonds d’investissement, nous sommes là pour offrir un rendement à nos actionnaires. Ce n’est pas notre intention de faire ce type de geste magnanime que les Desmarais viennent de faire », a-t-il dit.

Un organisme plaide pour des mesures d’aide

« Si La Presse n’est plus rentable, la plupart des médias canadiens n’auront pas plus de chances de survie. Ottawa doit prendre les mesures nécessaires dès maintenant pour résoudre cette crise, a affirmé dans un communiqué Daniel Bernhard, directeur général et porte-parole des Amis de la radiodiffusion canadienne, un organisme indépendant. […] La Presse a été le chef de fil mondial en passant à l’édition tablette seulement. Pourtant, elle n’a pu générer suffisamment de revenus pour soutenir une salle de nouvelles d’envergure. Le problème, ce n’est pas le virage numérique, mais bien de retenir suffisamment de revenus publicitaires pour financer un journalisme de qualité. » 

Une place pour les employés, demande le syndicat

« Une fiducie d’utilité sociale devrait compter une pratique de transparence économique et de gestion collaborative, sinon participative, a dit dans un communiqué Charles Côté, président du Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse. Par conséquent, les employé-es veulent aussi avoir une place au nouveau conseil d’administration. » 

Les Desmarais ont fait preuve de « beaucoup de classe »

« Je pense que la famille Desmarais a démontré beaucoup de classe et de qualité en versant 50 millions et en assumant les déficits des régimes de retraite, en cédant ça à une OBNL qui va assurer la qualité de l’organisation, a dit Michel Nadeau, ex-numéro 2 de la Caisse de dépôt et président de l’Institut sur la gouvernance, en marge de l’assemblée annuelle de Québecor. Je pense que c’est un transfert, c’est un nouveau défi parce que le modèle financier, le tandem lecteur-annonceur ne marche plus.

« Il n’y a pas assez d’argent pour payer tout le monde dans les salles de presse. Évidemment, il n’y a plus de distribution, plus de camelots, plus d’impression, mais il reste que la salle de rédaction, qui est le cœur de l’information, ça coûte cher pour avoir de la qualité. Il va falloir se poser la question : comment l’OBNL va aller chercher ces fonds-là », a ajouté M. Nadeau.

— Vincent Brousseau-Pouliot, La Presse, avec la collaboration d’Hélène Baril et de Maxime Bergeron, La Presse

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« Notre décision n’a rien à voir avec les résultats de La Presse »

André Desmarais fait le point sur les raisons de mettre en place un nouveau modèle pour La Presse. Détendu et souriant, le patron de Power Corporation fait aussi part de ses sentiments à l’idée de quitter une institution pour laquelle il a une « affection réelle ». Voici sa dernière entrevue à titre de président du conseil de La Presse.

Est-ce que les critiques, depuis des années, de certains actionnaires de Power Corporation concernant La Presse ont pesé dans la décision de vous retirer de cette entreprise ?

Pas du tout. La seule raison pour laquelle nous avons bougé, c’est parce que Facebook et Google prennent 80 % des recettes publicitaires dans le numérique. Et à moins qu’on fasse quelque chose qui permette à La Presse d’avoir accès à des capitaux extérieurs, qui ne sont pas uniquement les nôtres, elle ne survivrait pas. On a fait ça pour assurer sa pérennité. Notre décision n’a rien à voir avec les résultats de La Presse. Comme vous le savez, elle est trop petite dans l’ensemble du groupe pour qu’on ait à publier ses résultats. En réalité, ça fait peu de différence pour nous, d’un bord ou de l’autre. Ce n’est pas matériel. Cela dit, des actionnaires seront peut-être heureux parce que pour eux, ça élimine un risque. Mais pour nous, ça n’avait pas d’impact.

Est-ce que la contribution de 50 millions sera versée d’un seul coup ou sur plusieurs années ?

Elle sera versée d’un seul coup. C’est pour permettre à La Presse de se développer de façon ordonnée et pour qu’elle ait toutes les chances possibles. On voulait s’assurer que le montant soit assez important pour permettre au plan stratégique de se faire. Plus tard, s’il y a un prélèvement de dons qui se fait, et qu’il est communautaire, je ne vois pas pourquoi on n’étudierait pas ce don. On donne beaucoup chez Power. Mais pour cela, il faudrait le faire lors d’une campagne avec bien d’autres personnes aussi. Pas juste nous.

Le modèle dévoilé [hier] s’inscrit dans la philosophie du gouvernement fédéral présentée dans son dernier budget. Êtes-vous optimiste quant aux chances de voir La Presse obtenir de l’aide d’Ottawa ?

C’est vrai que ça va beaucoup dans le sens de la philosophie du fédéral. Ça fait un an qu’on travaille là-dessus. Une des grandes raisons pour lesquelles nous avons accepté de le faire comme ça, c’est que le budget fédéral en donnait une bonne indication. Personnellement, je pense qu’il est important que toutes les parties de la société puissent participer, que ce soit le privé ou les gouvernements. Mais c’était clair, dans le budget, qu’il n’y aurait aucun accès à aucun argent, pour un journal, si la propriété était gardée par des gens fortunés ou par une grande compagnie. Je ne trouve pas ça déraisonnable. Si j’étais dans un gouvernement, je demanderais peut-être la même chose. D’autre part, je ne sais pas combien le fédéral verse, mais on me dit que le budget de Radio-Canada/CBC est de l’ordre de 1 milliard. Moi, je pense qu’on doit aussi financer l’écrit, qui fait également partie de la démocratie. Le provincial donne 7 millions par année. Si le fédéral donnait de 10 à 15 millions, ce serait formidable. Et ce n’est pas beaucoup pour défendre la démocratie.

Vous avez grandi avec La Presse. Quels sont les sentiments qui vous habitent depuis l’annonce du retrait de Power Corporation comme actionnaire ?

J’ai le sentiment d’une certaine satisfaction. Car au bout du compte, il faut prendre la bonne décision concernant l’institution et pas nécessairement l’individu. Au fil des années, c’est vrai que j’ai grandi avec La Presse. Quand mon père était là, je venais assez souvent le soir faire des visites. Le journal a tellement évolué depuis 50 ans. On a quand même fait des choses fabuleuses à travers les années. Et j’ai l’impression que ce jalon que nous venons de franchir en est un d’une très grande importance. J’en retirerai autant de satisfaction que celle que nous en avons retirée jusqu’ici. En fait, je suis satisfait de la décision, mais je suis aussi un peu, comment dire… un peu malheureux. J’adore La Presse, j’ai toujours aimé ça ici. J’aime les gens. Ça va être difficile pour moi de ne pas venir aux conseils. Mais, écoutez, ce n’est pas par rapport à moi, c’est par rapport à La Presse. Chose certaine, je vais lire ma Presse tous les jours, comme tous les fidèles. Et on va se préparer pour aider, comme on peut. Mais ça va être dur. J’ai toujours aimé ça. Que ce soit mon père ou moi, mon frère, les enfants, on a toujours eu un attachement spécial pour La Presse.

Ça doit vous avoir fait chaud au cœur d’avoir été applaudi plusieurs fois pendant votre présentation du nouveau modèle au Palais des congrès ?

C’est drôle parce que je n’avais jamais fait une réunion comme ça. On ne fait jamais ça chez nous. Donc, effectivement, j’ai été surpris et j’ai été content. J’ai pensé à mon père et j’ai pensé à la famille. Et je me suis dit que toutes ces années où on était supposément de grands méchants, il semble qu’il y ait des gens qui nous ont appréciés un peu [rire]. Et c’était beau de voir que c’étaient des gens de La Presse parce qu’on a une affection réelle pour cette institution. Franchement, ça m’a vraiment touché. C’est vrai.

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L’appui des partis de l’opposition sera nécessaire, dit Couillard

Québec — Un projet de loi pour permettre le changement de propriété de La Presse pourra être rapidement adopté si la direction du journal parvient à convaincre les partis de l’opposition du bien-fondé de sa décision, a souligné hier le premier ministre Philippe Couillard.

« La pluralité de l’information au Québec, c’est très important », a souligné M. Couillard à la sortie de la réunion quotidienne de son caucus. « Je m’attends à ce que La Presse veuille contacter les partis d’opposition pour voir s’il est possible d’entrevoir l’adoption rapide du projet de loi », a-t-il résumé.

L’annonce de La Presse, hier matin, « c’est positif dans le sens qu’il n’y a pas d’inquiétudes sur l’avenir du journal. Mais il faudra des changements législatifs pour lesquels la collaboration des partis sera nécessaire ».

Le changement de propriété de La Presse nécessite en effet l’abrogation d’une loi privée de 1967, par laquelle l’Assemblée nationale se donnait le droit d’intervenir dans le choix d’un propriétaire pour le quotidien de la rue Saint-Jacques. À cette époque, Power Corporation venait d’acquérir le journal, ce qui avait soulevé un débat important. L’adoption d’un nouveau projet de loi – très simple – permettrait de suspendre l’effet de cette loi.

Selon Philippe Couillard, l’intervention des gouvernements dans la vie des médias nécessite une très grande prudence. Établir une règle par laquelle les gouvernements seraient impliqués dans le financement des entreprises de presse est risqué. Selon lui, il y a un risque quant à « l’indépendance perçue de ces médias », et mieux vaut intervenir par des actions qui sont distinctes du contenu éditorial. Le financement par l’État du virage numérique de ces médias s’inscrit dans cette logique, souligne-t-il.

« Tout le monde sur le même pied »

Le premier ministre dit décoder que le gouvernement fédéral a fait savoir qu’il serait davantage disposé à venir en aide à une organisation sans but lucratif, comme le sera La Presse après le changement de propriété. « La Presse+ a beaucoup de lecteurs, mais les revenus publicitaires ne sont pas en rapport avec le nombre de lecteurs », a expliqué M. Couillard.

Du côté du Parti québécois, Jean-François Lisée a affirmé qu’il rencontrerait « les gens de La Presse mercredi [aujourd’hui], qui [exposeront] les détails du plan et du projet ». C’est par la suite qu’il discutera avec ses collègues députés de la marche à suivre concernant l’abrogation de la loi de 1967.

« Je veux que le gouvernement ait un programme d’aide aux médias qui ne fasse pas de gagnants ni de perdants. Que tout le monde soit sur le même pied. »

— Jean-François Lisée, chef du Parti québécois

Pour François Bonnardel, leader parlementaire de la Coalition avenir Québec, « les gouvernements ont à se pencher sur la situation des médias écrits ».

« C’est une situation qui est extrêmement grave. Les médias écrits sont en crise, c’est extrêmement difficile », a-t-il commenté hier. « [Le] modèle que La Presse met en place aujourd’hui, c’est peut-être un modèle unique qui va faire des petits, mais ça sera important de suivre la suite », a-t-il indiqué.

Pour Gabriel Nadeau-Dubois, de Québec solidaire, il n’est pas « inintéressant d’essayer de nouveaux modèles d’affaires dans le monde des médias ». « De l’aide publique aux médias, on est tout à fait ouverts. Ça peut être une bonne idée dans la mesure où ça finance des médias qui sont indépendants, critiques et autonomes », a-t-il dit.

Pour le leader parlementaire du gouvernement, Jean-Marc Fournier, il appartient à La Presse de plaider sa cause. « Il faudra que La Presse fasse des approches auprès de l’ensemble des partis politiques. Qu’ils expliquent ce qu’ils envisagent et, à partir de là, on verra si on est capables de faire quelque chose, une fois que les informations seront partagées à tout le monde », a souligné hier matin M. Fournier à La Presse.

« La balle est dans le camp de La Presse, ils doivent dire ce qu’ils veulent faire », a-t-il insisté.

Il est impossible qu’un projet de loi abrogeant celle de 1967 puisse être déposé avant le 15 mai, la date butoir avant laquelle le gouvernement pourrait forcer son adoption. Une adoption avant l’ajournement du 15 juin reste possible, mais reste difficile à prévoir.

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La ministre Joly prête « à explorer de nouveaux modèles »

Ottawa — La ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, affirme que le gouvernement Trudeau compte adopter les mesures législatives nécessaires qui permettront aux médias écrits d’obtenir des dons philanthropiques.

Réagissant hier à la décision de Power Corporation de se départir de La Presse et de modifier la structure du quotidien fondé en 1884 pour en faire un organisme à but non lucratif (OBNL), la ministre a soutenu avoir discuté de ce « nouveau modèle » avec des représentants de l’industrie des médias au cours des derniers mois.

À l’issue d’une réunion du cabinet du premier ministre Justin Trudeau, Mme Joly a souligné que le ministre des Finances Bill Morneau avait d’ailleurs annoncé les couleurs du gouvernement à cet égard dans le dernier budget fédéral.

« On est en communication avec La Presse depuis plusieurs mois. Il va de soi qu’il y a une décision qui a été prise par La Presse et on la respecte. Nous l’avons dit, dans le budget de 2018, on est prêts à explorer de nouveaux modèles pour permettre les dons philanthropiques aux médias. Donc, on va continuer de travailler avec La Presse et avec les autres médias, pour s’assurer de voir comment on peut mettre en œuvre ces nouveaux modèles », a indiqué la ministre du Patrimoine.

Soutenir le journalisme local

Mme Joly a précisé qu’un comité de fonctionnaires de son ministère, du ministère des Finances et de l’Agence du revenu du Canada avait été mis sur pied afin d’étudier les mesures qui doivent être adoptées par Ottawa afin de faciliter de tels dons aux entreprises de presse. 

« On veut s’assurer de soutenir le journalisme local, mais on veut aussi respecter l’indépendance de la presse. Donc, dans ces circonstances, on va travailler avec les différents médias pour développer cette approche, et aussi, je vous rappelle que dans le budget de 2018, on avait prévu 50 millions de dollars pour aussi soutenir le journalisme local », a-t-elle commenté.

« Nous allons continuer de travailler avec La Presse et les autres médias qui veulent faire cette transformation-là pour s’assurer d’avoir un journalisme fort au pays et aussi maintenir les emplois. »

— Mélanie Joly, ministre du Patrimoine canadien

« Tremblement de terre »

Le député du Nouveau Parti démocratique Pierre Nantel, qui talonne le gouvernement Trudeau depuis plusieurs mois pour qu’il intervienne afin de soutenir la presse écrite, étranglée par les géants du web que sont Facebook et Google, qui gobent 80 % des revenus publicitaires numériques au pays, s’est dit estomaqué d’apprendre la décision de Power Corporation de transférer la propriété de La Presse à un organisme sans but lucratif.

« En ce qui me concerne, c’est un véritable tremblement de terre. C’est quand même le plus grand quotidien francophone d’Amérique qui vient de lâcher les armes au niveau des revenus publicitaires. J’ai hâte de voir comment tout cela va s’articuler. La Presse nous a beaucoup impressionnés quand elle est passée à La Presse+, puis il y a l’abandon de l’édition papier. Je fais bien attention de ne pas me laisser animer par cette nostalgie dans mes réflexions en tant que législateur », a affirmé M. Nantel dans une entrevue à La Presse.

« Pour moi, c’est d’abord et avant tout un constat d’échec au niveau de notre société pour soutenir nos médias. »

— Pierre Nantal, député du NPD

Pour sa part, le député conservateur Gérard Deltell, ancien journaliste et ancien député à l’Assemblée nationale, a affirmé que la décision de Power Corporation lui rappelait « de mauvais souvenirs d’il y a 10 ans, presque jour pour jour, avec TQS ».

« On est très surpris de cette annonce. Jamais je ne m’attendais à ce qu’une entité de Power Corporation devienne un OSBL. C’est comme passer d’une couleur à l’autre de manière radicale. Cela dit, c’est tellement inédit comme situation que ce que l’on souhaite, c’est que ça marche pour la qualité de l’information et pour la protection des emplois. Mais c’est juste l’avenir qui va nous le dire », a dit M. Deltell, qui juge « délicate » toute aide directe du gouvernement aux médias.

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Le modèle du quotidien The Guardian

La fiducie qui sera mise en place par La Presse s’adaptera à ses besoins et aux réalités du marché des médias canadiens, a précisé son président Pierre-Elliott Levasseur. Mais, au cours de sa recherche, il a examiné différentes façons de faire, dont celle du quotidien The Guardian. Voici le modèle de ce journal britannique indépendant. 

La structure de propriété du journal The Guardian repose sur The Scott Trust, fondé en 1936. 

« Le retour sur investissement de cette fiducie est la qualité de notre journalisme, pas les dividendes financiers », a déjà expliqué Liz Forgan, ex-présidente du conseil du Scott Trust.

Sa gouvernance est unique, dans la mesure où elle n’a pas de propriétaire. 

Le rôle de la fiducie est d’assurer l’indépendance journalistique et financière du quotidien. Elle est le seul actionnaire du Guardian Media Group.

EIle ne représente pas les journalistes et elle n’a pas de droit de regard sur le contenu.

La fiducie gère aussi The Guardian Foundation, mise sur pied en 1992. Cet organisme de charité fait la promotion de l’éducation journalistique, des droits de la personne et du droit à l’information.

En 2017, la fiducie a créé theguardian.org, un OBNL qui recueille des fonds provenant de groupes et de donateurs privés pour appuyer le journalisme indépendant et les projets journalistiques, incluant les enquêtes, du Guardian

Source : theguardian.com

— Réjean Bourdeau, La Presse

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Décryptage d’un geste historique

L’annonce d’hier aura un impact profond sur La Presse. Explications.

Qu’est-ce que La Presse va devenir ?

Le propriétaire depuis 51 ans, Power Corporation, va céder prochainement à une fiducie d’utilité sociale la propriété du quotidien fondé en 1884. Power donnera 50 millions pour bâtir la nouvelle entreprise sur des assises financières solides. Cette nouvelle structure sans but lucratif deviendra l’unique actionnaire de La Presse, qui restera une entreprise à but lucratif.

Qu’est-ce qu’une fiducie d’utilité sociale ?

Créée en vertu de l’article 1270 du Code civil, qui stipule que « la fiducie d’utilité sociale est celle qui est constituée dans un but d’intérêt général, notamment à caractère culturel, éducatif, philanthropique, religieux ou scientifique, elle n’a pas pour objet essentiel de réaliser un bénéfice ni d’exploiter une entreprise ». Essentiellement, la fiducie est un organisme à but non lucratif (OBNL) dont la seule fonction est d’être propriétaire de La Presse et dont le mandat sera de retourner tous ses bénéfices financiers à La Presse.

Pourquoi La Presse reste-t-elle une société commerciale ?

La Presse demeure une société commerciale pour garder son droit d’avoir les bénéfices des crédits d’impôt. Les crédits d’impôt n’existent que pour des entreprises imposables. Dans son dernier budget, le gouvernement québécois a instauré un crédit d’impôt d’une durée de cinq ans et d’un maximum de 7 millions par an par entreprise pour la transformation numérique des médias.

À qui va appartenir la fiducie ?

La fiducie ne compte pas d’actionnaire. Il n’y aura qu’un fiduciaire et elle sera gérée par un conseil d’administration.

Qui va nommer le conseil d’administration de la fiducie ?

La Presse et le propriétaire actuel du quotidien, Power Corporation, vont conjointement nommer le président du conseil de la fiducie. C’est le président du conseil qui va nommer les autres membres du conseil.

Les dons seront-ils déductibles d’impôt ?

Non, et ils ne le seront pas tant que la fiducie ou La Presse ne sera pas reconnue comme organisme de charité. Dans l’état actuel des choses, ni La Presse ni la fiducie ne peut se faire reconnaître comme organisme de charité.

C’est le gouvernement fédéral qui définit les organismes de bienfaisance. Les médias d’information n’ont pas traditionnellement été reconnus comme des organismes de charité. Dans son dernier budget, toutefois, le fédéral a écrit que « le gouvernement étudiera de nouveaux modèles qui autoriseront les dons privés et le soutien philanthropique pour des nouvelles locales et un journalisme fiable, professionnel et à but non lucratif ».

« Il pourrait s’agir de nouveaux moyens, pour les journaux canadiens, d’innover et d’obtenir le statut d’organisme de bienfaisance en tant que fournisseurs de journalisme à but non lucratif compte tenu de leurs services dans l’intérêt du public. »

Quel est l’intérêt d’être un OBNL si les dons ne sont pas déductibles d’impôt ?

Les gens peuvent donner à la fiducie comme ils peuvent donner à des fondations privées. Si les dons étaient déductibles d’impôt, cela bloquerait l’accès de La Presse aux crédits d’impôt du provincial. 

Avec la structure en place, La Presse joue sur les deux tableaux. Elle a accès aux crédits d’impôt et, par le truchement de la fiducie, elle va recueillir des dons, mais ne pourra délivrer de reçus de charité, du moins pour le moment.

Quand la nouvelle structure sera-t-elle mise en place  ?

Le changement de propriété de La Presse nécessite l’abrogation d’une loi privée de 1967, par laquelle l’Assemblée nationale se donnait le droit d’intervenir dans le choix d’un propriétaire. L’adoption d’un nouveau projet de loi aurait pour objet de suspendre l’effet de la loi de 1967.

Ensuite, il y aura des rencontres avec les syndicats afin de mettre en place un mécanisme pour assurer à Power la prise en charge des obligations passées pour la caisse de retraite. Power Corporation s’est montrée disposée à une entente avec les syndicats de façon à sécuriser les obligations passées des régimes de retraite sur une base de continuité des affaires.

Une fois la chose faite, quelques semaines plus tard, la fiducie serait mise en place.

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