Chronique

Il est mort au matin de sa vie

Quand Mbombo Tshiteya a fui le Congo en 1996 avec trois jeunes enfants et enceinte d’un quatrième, elle n’avait qu’un objectif : une vie meilleure pour ses enfants. « David avait 22 mois à notre arrivée. Je peux dire que c’est un Québécois pure laine. Il n’a pas connu une autre vie », dit-elle, la gorge nouée. Jamais la mère n’aurait pu imaginer une fin aussi tragique pour son fils. « Il est mort au matin de sa vie. Ça laisse une plaie béante. Je ne sais pas si on guérit de ça. »

David Tshiteya Kalubi, 23 ans, a été arrêté par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) le soir du 7 novembre, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Il est mort moins de 12 heures plus tard, alors qu’il était détenu par le SPVM. Selon les informations préliminaires reçues par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), le jeune homme faisait l’objet d’un mandat non visé. Détenu pour la nuit dans un centre opérationnel, il aurait été envoyé à la Cour municipale le lendemain matin vers 7 h 35. Vers 8 h 55, il a été retrouvé étendu au sol, inanimé, sur le plancher d’une cellule. Son décès a été constaté à l’hôpital une heure plus tard.

Quinze enquêteurs du BEI sont chargés de faire la lumière sur les circonstances de la mort de David Tshiteya Kalubi. Les résultats de l’enquête ne seront pas connus avant plusieurs mois. Le BEI peut être chargé d’une enquête par le ministre de la Sécurité publique dans tous les cas où un citoyen meurt ou subit de graves blessures à la suite d’une intervention policière ou durant sa détention par un corps de police.

Plus d’un mois après la mort mystérieuse du jeune homme, sa famille, atterrée, cherche toujours à comprendre ce qui a pu se passer. Sachant que son fils souffrait d’anémie falciforme – une forme d’anémie qui touche principalement les populations noires –, Mme Tshiteya, qui est infirmière de formation, se demande s’il a reçu toute l’attention qu’un tel état de santé requiert. A-t-il envoyé des signaux de détresse qui ont été ignorés ? « C’est une hypothèse. On attend les résultats de l’enquête… » Pour l’heure, ni le SPVM ni le BEI ne peuvent émettre de commentaires sur l’enquête en cours.

« Il faut savoir que, dans l’anémie falciforme, n’importe quelle affection doit être prise à temps, note Mme Tshiteya. Lorsqu’une personne vous dit qu’elle ne se sent pas bien, il faut lui accorder une attention encore plus particulière. Car ça peut se détériorer vite. »

L’anémie falciforme se caractérise par une moins bonne oxygénation du sang et l’occlusion des vaisseaux sanguins. Cela peut entraîner de graves infections et d’intenses crises de douleur. Un froid intense ou une déshydratation peut provoquer une détérioration rapide de l’état de santé, souligne Mme Tshiteya.

Jonathan Kalubi, le grand frère de David, l’a vu la veille de sa mort. Il a blagué avec son frère, qui devait se rendre à une répétition de musique. « Il était en santé quand je l’ai vu quitter la maison. Il était souriant et bien portant. Il débordait d’énergie. »

Quand des enquêteurs du BEI ont frappé à sa porte le lendemain en fin d’après-midi pour lui annoncer la terrible nouvelle, il s’est effondré. 

« Je revis cette soirée tous les jours. Je n’arrive pas à l’accepter. »

— Jonathan Kalubi

Mme Tshiteya, qui travaille à l’hôpital de Gatineau, était chez sa sœur, à deux heures de route de Montréal, quand elle a reçu l’appel de son fils Jonathan. « Maman, il faut que tu viennes tout de suite… Ça concerne David. »

Si son fils l’appelait sur ce ton, c’est que l’heure était grave, s’est-elle dit. Sa sœur, qui l’a accompagnée à Montréal, a fondu en larmes en lui apprenant la nouvelle. « Jonathan m’a dit que David était décédé. »

Depuis, Mme Tshiteya tente de comprendre comment son fils qui se portait à merveille la dernière fois qu’elle lui a parlé a pu mourir. Elle se réveille toutes les nuits, en retournant dans tous les sens le fil des événements. « J’avais parlé avec lui le samedi juste avant. Il avait l’air très bien. David, c’était quelqu’un de très attachant. Il ne se retenait pas de dire “Je t’aime”. Il m’appelait juste pour me dire : “Maman, comment tu vas ? Je t’aime, je t’embrasse.” »

Rien ne pouvait présager que ce drame arriverait, dit-elle. « Quand il est parti, il a dit “Bye !” à tout le monde. Ici, dans le voisinage, quand on a appris sa mort, les gens étaient incrédules. La voisine d’en haut a dit : “Mais comment est-ce possible ! ? Quand je suis arrivée, il m’a aidée à monter l’épicerie !” »

Le jeune homme avait déjà eu des démêlés avec la justice, dans une affaire de vol à l’étalage et de non-respect de conditions de probation. « Ça n’a pas toujours été facile, dit Jonathan. Ma mère a fait ce qu’elle a pu. Elle a fait de son mieux pour qu’on reçoive tous une éducation et pour nous tenir à l’extérieur des problèmes. »

Après des années difficiles, les choses commençaient à aller mieux pour la famille. David, qui était passionné de musique, voulait entreprendre des études de technicien de son. Il venait de décrocher un nouveau travail. Il avait des projets avec sa copine. 

« On voyait un peu le bout du tunnel. Et là, cette situation arrive et nous montre que la vie ne tient qu’à un fil. »

— Jonathan Kalubi

Si son fils a commis des erreurs de jeunesse, elles ne justifiaient en aucun cas un sort aussi tragique, souligne Mme Tshiteya. « Nous ne voulons pas que nos enfants commettent des erreurs. Nous ne le souhaitons pas. Mais nous avons tous le droit à l’erreur. Même les adultes ont le droit à l’erreur. Mais est-ce qu’il faut qu’on meure à cause de ça ? »

Après s’être longtemps cherché, David semblait s’être enfin « trouvé », dit sa mère. « Il commençait sa vie… » dit-elle, en regardant sur son téléphone une vidéo récente où on le voit danser et rire au mariage de sa tante. « Est-ce qu’on peut arracher comme ça un homme qui venait à peine de commencer sa vie ? »

« Il nous manquera. On se souviendra toujours qu’au matin de sa vie, il est parti. Je ne connais pas de mots dans quelque langue que ce soit pour expliquer ça. Je crois que je ne trouverai jamais les réponses à cela. Je ne sais pas comment on fait un deuil comme ça. »

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