Polar

Un travail de moine

Le détectionnaire, de notre collaborateur Norbert Spehner, est un dictionnaire dont les entrées sont listées par les noms des personnages principaux de la littérature policière et d’espionnage. L’ouvrage de référence encyclopédique « descriptif, bibliographique et partiellement critique » avait pour seul critère de sélection que le protagoniste apparaisse dans au moins deux romans ou dans une série de nouvelles. Ce livre massif de 800 pages, qui fait évidemment une belle part au polar québécois, est un objet rare et étrange, une bible qui s’adresse surtout aux amateurs du genre, mais qui montre surtout à quel point le monde du polar est vaste. — Josée Lapointe, La Presse

Éric Faye

Les otages de la Corée du Nord

L’écrivain français Éric Faye (Nagasaki, L’homme sans empreintes) s’est découvert depuis 10 ans une affinité marquée avec l’Orient, notamment le Japon. Journaliste au bureau parisien de l’agence Reuters, il a découvert, en 2004, que de mystérieuses disparitions de Japonais étaient survenues à partir des années 70. L’auteur a puisé dans ces drames humains l’intrigue passionnante de son plus récent roman, Éclipses japonaises.

Comment avez-vous eu vent de ces disparitions mystérieuses ?

On a appris en 2002 que des Japonais avaient été enlevés par la Corée du Nord. À peu près en même temps, j’ai su qu’une Japonaise enlevée y avait été mariée à un soldat américain, Charles Jenkins, qui est resté 38 ans en Corée du Nord. Cette histoire m’a beaucoup intéressé, mais il s’est passé une dizaine d’années avant que j’aie envie d’en faire un roman. Entre-temps, j’ai appris l’histoire de cette jeune Nord-Coréenne devenue espionne dans les années 70 et qui avait fait exploser un avion en se faisant passer pour une Japonaise. J’ai donc fait des liens entre ces histoires différentes pour créer mes personnages principaux.

Vous avez rencontré Charles Jenkins au Japon…

Il vit toujours avec sa femme dans l’île où elle a été enlevée par des agents secrets nord-coréens. J’ai repris l’histoire terriblement romanesque de la désertion de Jenkins [dans le but d’éviter de partir au Viêtnam en 1966] pour créer mon personnage du caporal Selkirk. Dans son cas, le réel me donnait des leçons d’imaginaire ! Il représente un personnage type du XXsiècle.

Vous vous êtes beaucoup documenté sur ces disparitions…

Avant de vouloir en faire un roman, j’ai fait beaucoup de recherches. J’ai lu des rapports, des enquêtes, des comptes rendus dans la presse et regardé des documentaires. Petit à petit, je voyais tous les fils qui se rejoignaient. Et ce qui était passionnant, c’était que je pouvais créer un roman polyphonique avec plusieurs entrées. Des personnages qui apparaissent à un certain moment puis laissent la place à d’autres.

Avez-vous beaucoup lu sur la Corée du Nord ?

Oui. Beaucoup de témoignages de personnes qui l’ont quittée et d’espions qui ont raconté leur expérience après avoir été arrêtés en Corée du Sud ou être devenus des transfuges. J’ai lu des rapports sur la politique nord-coréenne des enlèvements, sur les services secrets, les camps de concentration et le système de castes sociales. J’avais un matériau extrêmement précis. Je ne suis pas allé en Corée du Nord, mais en Corée du Sud, pour m’imprégner de culture coréenne. Et comme c’est une histoire de Japonais, toute mon expérience au Japon, notamment ma résidence [artistique] en 2012 à Kyoto, m’a servi.

La Corée du Nord affirme n’être responsable que de 13 enlèvements. Y en a-t-il eu plus ?

La Corée du Nord dit que sur les 13, 8 sont morts et 5 ont pu retourner au Japon. D’après les Japonais, il y a eu plus d’enlèvements. Au moins une vingtaine. Selon certaines sources japonaises, il y en aurait même eu entre plusieurs dizaines et une centaine. Des pêcheurs sud-coréens en feraient partie. Vers 1976, Kim Jong-il avait demandé aux espions nord-coréens de toujours rentrer du Japon avec, au minimum, un otage. Ça s’est calmé dans les années 80, mais il y a eu d’autres cas. On a trouvé la trace d’un Américain, disparu en Chine en 2004, en Corée du Nord où il aurait été le professeur particulier de l’actuel dirigeant, Kim Jong-un. Si elles ne sont pas mortes, des Libanaises et une Philippine sont toujours en Corée du Nord. Et il y a des soupçons qu’il y ait deux ou trois Françaises aussi.

Dans votre roman, l’écriture n’est pas pesante. Elle ne nuit pas à l’intrigue. Réaliser un équilibre entre richesse d’information et clarté d’écriture a-t-il été difficile ?

J’ai beaucoup coupé. La réelle difficulté a été de choisir un plan. Ensuite, l’écriture est venue naturellement. Je serais bien resté deux ou trois ans de plus avec ce sujet car ç’a été un réel bonheur de baigner dedans. Des sujets comme ça, on en trouve peu dans une vie d’auteur. J’avais la matière d’en faire 800 pages, mais mes habitudes de travail ont fait que j’ai resserré.

Éclipses japonaises sortira au Japon le mois prochain. Il risque de susciter un certain retentissement.

Cette histoire est peu abordée là-bas. La presse en parle, mais c’est un sujet piégé car l’extrême droite japonaise met l’accent sur ces enlèvements pour dire combien les Coréens sont méprisables. C’est un sujet délicat et je n’ai pas encore totalement compris pourquoi…

Éclipses japonaises

Éric Faye

Éditions du Seuil

240 pages

4 étoiles

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